Voyage au cœur de la mémoire

Article et illustration : Claire Boyer
Publié le 7 octobre 2021

Bientôt – le mois prochain – aura lieu l’annonce du nouveau Prix Nobel de littérature qui succédera à la poétesse Louise Glück. L’occasion de revenir sur l’un de ses lauréats : Gao Xingjian, récompensé en 2000 « pour une œuvre de portée universelle, marquée d’une amère prise de conscience et d’une ingéniosité langagière qui a ouvert des voies nouvelles à l’art du roman et du théâtre chinois ».

Gao Xingjian, né en 1940, est d’origine chinoise, naturalisé français et résidant en France depuis 1998. Très prolifique et artiste au sens large (peintre, dramaturge, poète, écrivain, metteur en scène…), il livre une œuvre gigantesque, dont fait partie le roman La Montagne de l’Âme (1990).

Il est toujours difficile d’évoquer les livres qui nous ont réellement marqué·es, comme ce fût le cas pour celui-ci. Comment rendre compte en un article d’un ouvrage qui a demandé près de sept années d’écriture à son auteur, de 1982 à 1989 ? Sans vraiment de forme ni de personnages, voici un voyage entre autobiographie et onirisme, qui invite à parcourir au fil de 81 chapitres très courts, le territoire chinois, ses particularités, ses paysages et ses habitants.

« Le roman n’est plus l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une écriture »

Jean Ricardou

« Le vrai voyageur ne doit avoir aucun objectif » 

Au premier abord, le roman peut sembler difficile d’accès, du fait de sa narration déroutante, proche du Nouveau Roman. Ouvrons La Montagne de l’Âme : la·e lecteur·ice est propulsé·e, à l’instar des « livres dont tu es la·e héro·ïne » dans une écriture à la seconde personne du singulier, qui l’engage directement dans l’action. Ce « Tu » est, plus ou moins sur un coup de tête, parti à la recherche de la prétendue Montagne de l’Âme, où il espère pouvoir retrouver une forme de sérénité loin de la ville qui l’étouffe. Mais alors que l’on se croit au début d’un périple, le « tu » est remplacé sans transition au second chapitre par un « je », également vagabond lancé dans une quête de vérité. Dès lors, et sans apparente cohérence, le « je » et le « tu » vont alterner, interagissant parfois avec un « elle » ou un « il », toujours impersonnels. Pour véritablement entrer dans le récit, il faut persévérer : au fur et à mesure que s’égrènent les rencontres de ces pseudos-personnages, le rythme se prend, la forme se fait oublier, dépassée par l’écriture et les réflexions de l’auteur.

Gao Xingjian joue d’ailleurs sur la question en introduisant un dialogue avec un critique littéraire au chapitre 72 : « Quel roman écrivez-vous ? Vous n’avez même pas compris ce qu’est un roman. (…) Encore un moderniste qui tente en vain d’imiter l’Occident ». Lire La Montagne de l’Âme, c’est en effet réinventer notre conception du roman : pas de fil directeur, pas de but, juste un voyage, des péripéties, des souvenirs, des impressions fugaces : « le roman n’est plus l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une écriture » (Jean Ricardou). Rappelons également que dans le contexte de la Révolution culturelle, l’utilisation du « je » et du « tu », est aussi une façon de convoquer les mémoires individuelles des habitants, les particularités que le régime tente d’effacer sous une histoire officielle. « La littérature ne peut être que la voix d’un individu » rappelle ainsi l’auteur dans son discours pour la réception du Nobel « quand la littérature devient ode à un pays (…) elle ne pourra éviter de perdre sa vraie nature, elle ne sera plus littérature, mais un objet utilitaire au service du pouvoir et des intérêts ».

La mémoire au cœur du récit

Mais alors, de quoi traite le livre ? Brutalité, massacres, rencontres et descriptions poétiques s’y entremêlent, pour décrire une Chine à la fois traditionnelle (contes, coutumes, chants…) et moderne. La plume est d’une grande fluidité : « Blanches comme neige, luisantes comme le jade, les azalées se succèdent de loin en loin, isolées, fondues dans la forêt de sapins élancés, tels d’inlassables oiseaux invisibles qui attirent toujours plus loin l’âme des hommes. »  C’est un livre si complexe que chacun peut l’interpréter à sa façon, ou comprendre autrement un même paragraphe au fil de deux lectures espacées dans le temps.

Gao Xingjian questionne ce qui fonde l’individu : « Je ne sais pas si tu as déjà réfléchi à cette chose étrange qu’est le moi »

Pour moi, le cœur du roman se place dans la réflexion sur la mémoire. Car si c’est bien un voyage en Chine que l’on entreprend, c’est aussi un voyage intérieur, une longue et tortueuse introspection, qui pousse le(s) narrateur(s) à repasser le fil des souvenirs.

D’abord essayer de retranscrire ce qu’est la mémoire, sa « matière » : le texte alterne entre des évènements, des descriptions très précises, comme celle d’un masque traditionnel du théâtre nuo, et des sensations floues, imprécises : « je rêve souvent que je vais à la recherche de la maison de mon enfance, à la recherche de mes souvenirs les plus doux, je vois en rêve une succession de cours en enfilade comme un labyrinthe avec des passages sombres, étroits et tortueux dont je ne trouve jamais l’issue ».

Ensuite, tisser un lien entre mémoire et identité : à l’instar du sociologue Bernard Lahire qui définissait l’homme « pluriel », ou encore de Rimbaud et son fameux « Je est un autre », Gao Xingjian questionne ce qui fonde l’individu : qui sommes-nous ? Qui suis-je ? « Je ne sais pas si tu as déjà réfléchi à cette chose étrange qu’est le moi » écrit-il dans La Montagne de l’Âme, et encore « Ce qui est important, c’est la vie elle-même, ce qui est vrai, c’est moi-même, c’est la sensation fugitive que je viens d’éprouver, impossible à transmettre à autrui ». C’est la mémoire de tous les instants vécus qui fonde notre identité, y compris les instants douloureux : la perte, la culpabilité, la honte, le remords… ne sont pas des sentiments absents de l’ouvrage, mais sans que l’auteur y appose un jugement de valeur. Dans cette vaste quête philosophique et initiatique, morale et norme s’effacent pour mieux rendre compte des errements humains.

La Montagne de l’Âme est donc un roman foisonnant, dont il y a encore beaucoup (bien trop !) à dire. « Si j’ai entrepris l’écriture de mon roman La Montagne de l’Âme précisément à l’époque où mes œuvres, malgré une autocensure, étaient quand même interdites, c’était purement pour épancher ma solitude intérieure, pour moi-même, sans compter être publié un jour » prononçait Gao Xingjian pour sa réception du Nobel. Par chance, ses écrits nous sont parvenus, et nous invitent dans leur dialogue intérieur.

Sources
La Montagne de l’Âme, Gao Xingjian, éditions de l’aube (traduction par Noël et Liliane Dutrait)
– « Le Nobel Gao Xingjian sort de sa réserve » – France Culture, la Grande Table, 2016
– « Gao Xingjian, Fiction et mémoire interdite », Yinde Zhang, Perspectives Chinoises (accessible sur Persée)
– Extraits du discours de Gao Xingjian lors de la remise du Nobel à Stockholm

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