Duong Thu Huong ou le désir de liberté

Par Claire Boyer
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Publié le 24 avril 2023

Qu’est-ce qui guide nos choix ? Qu’est-ce qui nous pousse à trahir, dissimuler, combattre ou aimer ? Qu’est-ce qui nous mène à la révolte, ou qui au contraire nous fait accepter, momentanément ou pour toujours, de courber la tête ? Les racines de chacune de nos actions sont en nous-mêmes, conséquences directes de nos émotions et de nos réflexions. Et ce sont ces ressorts complexes de la pensée vers l’action qu’explore l’autrice vietnamienne Duong Thu Huong dans son roman Au-delà des Illusions, avec le portrait vibrant d’une femme prête à tout pour suivre ses idées.

Publié en 1987, Au-delà des illusions, le troisième roman de Duong Thu Huong, est celui qui fait décoller sa carrière littéraire, à la fois au Vietnam et à l’étranger : en France, l’autrice est la seule Vietnamienne dont tous les romans ont été traduits.
Avant de plonger au cœur du récit, quelques mots sur Duong Thu Huong elle-même, aussi bien militante qu’écrivaine.

L’histoire d’une autrice, d’une militante et d’un pays 

Issue de la génération Hô Chi Minh, Duong Thu Huong est née en 1947 au nord du Vietnam dans une famille de la classe moyenne. Au cours de la Guerre du Vietnam (1955-1975), alors âgée d’une vingtaine d’années, elle se rend sur le front de la région la plus dangereuse du pays et s’engage au sein d’une brigade d’artistes, chargée de divertir les troupes et d’évacuer les blessé·es. Après la chute de Saïgon et la fin de la guerre, elle travaille un temps dans l’industrie cinématographique à Hanoï, et intègre le parti communiste vietnamien. En 1980, elle parvient à se séparer d’un époux brutal avec qui elle avait été marié de force depuis treize ans. Elle publie peu après ses premiers romans, qui critiquent fortement les mensonges des communistes et l’intense propagande, appelant plus ou moins explicitement à la mise en place d’une démocratie, et contestant notamment la censure et la lâcheté de certains milieux intellectuels.

Dans les années 1990, alors qu’elle est de plus en plus populaire dans l’opinion vietnamienne, elle est exclue du Parti, puis de l’Union des écrivain·es vietnamien·nes, avant d’être emprisonnée huit mois en 1991, sans procès, ce qui déclenche un grand mouvement de protestations à l’étranger. Une fois libérée, elle se rend une première fois en France, où le Ministre de la Culture la décore comme Chevalier des Arts et des Lettres. Refusant la nationalité française qui lui est proposée, elle retourne au Vietnam où elle sera placée en résidence surveillée jusqu’en 2006, date à laquelle elle reviendra définitivement s’installer en France.

Depuis son emprisonnement, ses livres sont interdits au Vietnam, et elle ne figure dans aucune anthologie de la littérature vietnamienne. Ses ouvrages ne paraissent qu’en Occident. Elle est néanmoins une personnalité importante dans son pays natal, où elle incarne bien la figure du·de la lettré·e. Au Vietnam, l’écrivain·e est engagé·e, « il n’y a pas de frontière entre la littérature et la politique », explique ainsi son traducteur en français, Phan Huy Duong.

À ce jour, l’autrice a écrit dix romans, chacun explorant, dans une langue toujours simple et épurée, une destinée individuelle aux prises avec la société. Dans Terre des Oublis, une jeune femme ayant refait sa vie se retrouve contrainte de retourner auprès de son ancien mari, soldat que l’on croyait mort à la guerre et revenu au pays quatorze ans après, alors qu’elle a fait son deuil et rompu tout lien avec lui. Au Zénith relate de façon romancée la vie de Hô Chi Minh, tandis que Sanctuaire du Cœur et Les Collines d’Eucalyptus explorent la question de la sexualité, notamment de l’homosexualité dans le Vietnam contemporain. Tous méritent que l’on s’y attarde, mais j’aimerais, dans cet article, me pencher sur le récit qui l’a fait connaître : Au-delà des illusions.

La chute d’une idole

Ainsi écrit John Steinbeck dans A l’est d’Eden : « Et lorsqu’une idole tombe, ce n’est pas à moitié, elle s’écrase et se brise ou s’enfouit dans un lit de fumier. Il est difficile alors de la redresser et, même réinstallée sur son socle, des tâches ineffaçables dénoncent la chute passée. Et le monde de l’enfant n’est plus intact. Il se meut alors péniblement jusqu’à l’état d’homme ». Et il est vrai que souvent, parmi ses multiples formes, la porte de sortie de l’enfance est marquée du sceau de la désillusion. Celui ou celle qui a vu un défaut là où il semblait y avoir une surface plane et lisse, celui ou celle qui a perçu une nuance dans une teinte qu’iel croyait unie, celui ou celle qui a cru voir un rictus sur un visage qu’iel pensait bienveillant, malgré ses efforts, ne peut plus revenir en arrière et faire mine de fermer les yeux. Le mal est fait, et une nouvelle page s’ouvre, un nouveau monde commence, où l’on pose un pied plus prudent.

Il est du moins intéressant de relever cette analogie fréquente, entre le territoire de l’enfance bornée par la naïveté et les illusions, et celui des adultes, où maturité semble rimer avec connaissance et désenchantement. Dans l’ouvrage de Duong Thu Huong, la jeune héroïne, Linh, se fera en permanence reprocher de « faire l’enfant » parce qu’elle refuse d’accepter certaines réalités, de se plier à certains comportements, acceptés par résignation par ceux·lles qui savent bien qu’il est « impossible de faire autrement ». Moins irrévocable que Les Illusions perdues, le titre Au-delà des Illusions est un véritable guide, offrant la grille de lecture de ce texte poignant et dérangeant : comment réagir face à l’écroulement d’une ou de plusieurs de ses idoles ?  Mue par une grande droiture morale et l’obsession d’une quête de sens, Linh cherche en effet à surmonter la chute, pour trouver comment continuer à vivre.

Mais, la femme lucide et moqueuse en elle, voit bien que son cœur a déjà quitté Nguyên, que ses yeux jettent déjà sur lui un regard froid, méprisant

Au-delà des illusions, Duong Thu Huong

En effet, si la quatrième de couverture annonce l’« un des plus beaux romans d’amour », l’histoire commence paradoxalement avec un amour entaché, trahi, et surtout irrévocablement perdu. Un matin, une femme s’éveille, aux côtés de son mari. Mais l’amour n’est plus là. Pourquoi ? Parce que cet amour était basé sur une confiance absolue en l’autre, au point d’ignorer les signaux avant-coureurs. Et que l’autre a failli, trahi cette confiance. Ancien professeur de littérature devenu journaliste, Nguyên a accepté d’écrire des textes pro-régime pour passer la censure et gagner de quoi vivre. Pour la jeune femme, qui l’a appris indirectement (et pour qui la découverte prend donc la forme d’une révélation hideuse), c’est un coup sans précédent, et la chute est d’autant plus brutale que l’amour était profond et hautement idéalisé : « « Aucun combat n’est plus complexe, plus dangereux que celui que l’homme mène contre lui-même… ». L’homme qui avait proféré ces paroles avait accepté la compromission. L’homme au regard étincelant, à l’air pensif et doux, avait courbé la tête… ». Et plus loin : « affolée par le regret de l’amour perdu, par l’avenir qui menace de s’effondrer, elle s’accroche à l’espoir secret, puissant, de retenir la vie paisible, heureuse, chaleureuse qu’iels ont partagée. Mais, la femme lucide et moqueuse en elle, voit bien que son cœur a déjà quitté Nguyên, que ses yeux jettent déjà sur lui un regard froid, méprisant. » Tout est dit : image du jugement, face aux faits, et après une vaine tentative de compromis, Linh décide de quitter le foyer conjugal pour entamer une nouvelle existence, bien plus précaire et sous le poids supplémentaire d’une société prompte à juger.

Oppression et idéaux : portrait d’une femme intransigeante ou celui d’une société répressive ?

L’on pourrait penser que le personnage de Linh est naïf et caricatural. Poussée à l’extrême, voire égoïste, elle va jusqu’à tout quitter, se séparant même de sa fille qu’elle aurait du mal à élever seule. Cependant, n’est-ce pas se tromper que de penser qu’il faille toujours faire des compromis ? N’est-ce pas parfois se voiler la face que de considérer qu’on ne peut qu’accepter une situation ? Cette femme, même quand elle retombe dans d’autres pièges, qui continue de rechercher l’idylle pure, quitte à être de nouveau blessée, n’est-elle pas plutôt le vrai emblème du courage ? Car elle reste pleine et entière, et surtout toujours lucide : quand elle se rend compte de son erreur, même si elle en souffre, elle n’hésite pas à agir. Et le tout, sans perdre sa droiture, sans devenir, comme on peut le voir aisément dans d’autres romans, un personnage amer et aigri, que la souffrance et les rêves déchus ont irrémédiablement blessé. C’est en cela que réside selon moi la véritable puissance du personnage créé par Dong Thu Hong : Linh ne renonce pas. Elle refuse la compromission et cherche en elle-même les ressources qui lui permettront de continuer à vivre, selon les principes qu’elle s’est fixée.

Et ce, quasiment envers et contre tout. Car dès lors qu’elle sort du schéma traditionnel, elle est montrée du doigt dans un Vietnam d’après-guerre où règne corruption, pauvreté, propagande politique et surveillance de tous·tes contre tous·tes. Épiée par ses voisins, jugée par ses proches, l’héroïne a à affronter le jugement de la société, en même temps que ses propres blessures. Car Duong Thu Huong rend compte avec minutie, sans complaisance, de l’hypocrisie, tant du gouvernement communiste, que des milieux artistes et intellectuels qui ne peuvent exister sans lui, ainsi que du poids d’une société enchâssée dans le double carcan d’un régime autoritaire et d’une morale traditionnaliste.

Pour conclure, à première vue, l’histoire peut nous paraître éloignée, dans le temps comme dans l’espace. Et pourtant, serait-ce trop banal d’affirmer que ses enjeux sont encore, bien trop peut-être, contemporains ? Car, en réalité, lire Au-delà des Illusions, c’est voir couchées sur le papier des questions que nous nous sommes déjà tous·tes posées au cours de notre existence. C’est contempler le reflet que nous renvoie le miroir de notre conscience, et se demander, à l’instar de l’un des personnages du récit : « serais-je lâche ? […] entre la peur des pressions de la société et la foi en soi-même, où le lieu du courage ? »

SOURCES

https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C6%B0%C6%A1ng_Thu_H%C6%B0%C6%A1ng
https://www.etonnants-voyageurs.com/DUONG-Thu-Huong.html
https://www.swediteur.com/auteur/duong-thu-huong/

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