Du séparatisme dans la culture

Par Gwenn le Cam
Illustration : Nathéane Le Meur, @nxthexne (Instagram)
Publié le 11 octobre 2021

Savez-vous quel est le point commun entre Roman Polanski, Bertrand Cantat, Woody Allen, Eminem ou encore Kevin Spacey ? Il s’agit d’artistes acclamés malgré le fait qu’ils soient considérés comme problématiques.

Connaissez-vous la culture du viol ? Depuis une dizaine d’années environ, ce concept est de plus en plus présent au cœur des débats, au cœur de notre société. À quoi fait référence cette notion ? Clémence Bodoc, dans son article « Je veux comprendre… la culture du viol » définit celle-ci comme « un environnement social et médiatique dans lequel les violences sexuelles trouvent des justifications, des excuses, sont simplement banalisées, voire acceptées ». Ici, le débat ne touche pas directement à la culture du viol mais à un aspect, à une forme de celle-ci.

La culture du viol est omniprésente dans notre société et la simple évocation d’un tel concept fait rugir une majeure partie de classe dominante préférant rester dans le déni, un déni responsable d’un sentiment de honte et de culpabilité pour les survivant·e·s. Mais en quoi séparer l’homme et l’artiste perpétue la culture du viol ?

L’argument-type : la séparation de l’homme et l’artiste

Pour répondre à cette question qui occupe, par moment, une place importante de la sphère médiatique française, il est nécessaire de se mettre d’accord sur plusieurs points. Souvent, les personnes soutenant l’idée que nous devons séparer l’homme de l’artiste, utilisent l’argument suivant. Pour ces individus, si les œuvres présentées ne font pas l’apologie ou la banalisation des actes reprochés à l’artiste, les formes d’indignations seraient alors complètement hors-sujet. Par exemple, si nous prenons le cas de Roman Polanski, qui est un réalisateur franco-polonais condamné en 1977 pour rapports sexuels illégaux avec une mineure et accusé de viols et d’agressions sexuelles par plus d’une dizaine de femmes, nous remarquons bien que cet argument est utilisé par les personnes prenant sa défense. Ainsi, étant donné qu’il n’a réalisé aucun film traitant de sujets similaires, il serait alors inutile de s’offusquer de sa récompense aux Césars. Malheureusement, ou heureusement, cet argument n’est pas recevable. Le débat ici traite de la séparation entre l’homme et l’artiste et non de la séparation entre l’artiste et ses œuvres. Nous n’avons pas à acclamer un film ne banalisant pas des actes sexuels non consentis puisque qu’il s’agit d’une chose normale.

Si nous faisions le choix de vivre dans une société séparant l’homme et l’artiste, il faudrait alors vraiment séparer l’homme de l’artiste et même de ses œuvres. Ainsi, les films de Roman Polanski pourraient très bien être diffusés à condition qu’il soit remis à Interpol, compte tenu du fait qu’il est considéré comme fugitif et que d’ailleurs, s’il se rend dans un autre pays que la France, la Suisse ou la Pologne, il sera extradé vers les États-Unis. Il n’y aurait par ailleurs pas vraiment d’intérêt à le citer car nous irions au cinéma pour seulement voir une œuvre. Dans les musées, le fait de mettre le nom des artistes n’aurait aucun sens puisqu’il s’agirait de personnalités très distinctes. Si l’on séparait l’homme de l’artiste, Roméo Elvis n’aurait pas à dire sur le plateau de Quotidien qu’il a fait une « connerie ».

D’un côté, nous invitons les survivant·es à parler, à libérer leur parole mais de l’autre, nous acclamons des violeurs, des agresseurs, des auteurs de violences conjugales

Voyez-vous, les personnes défendant l’idée d’une séparation de l’homme et de l’artiste, ne défendent pas vraiment l’idée d’une telle séparation. Quand elles vont au cinéma, elles décident d’aller voir un film de Roman Polanski et pas simplement un film, quand elles écoutent un morceau d’Eminem, qui a menacé de viol la rappeuse Iggy Azalea et la journaliste Ann Coulter, elles écoutent une chanson d’Eminem et non une chanson d’un auteur inconnu. D’ailleurs, pourquoi créer la notion de droit d’auteur étant donné qu’il suffirait uniquement de donner aux artistes les ressources minimales afin qu’iels puissent continuer à créer et à se perfectionner ?

Me Too et l’Académie des Césars

Finalement, nous vivons dans une société purement hypocrite. D’un côté, nous invitons les survivant·es à parler, à libérer leur parole mais de l’autre, nous acclamons des violeurs, des agresseurs, des auteurs de violences conjugales… Comment-est-il possible qu’à l’ère de #MeToo et #BalanceTonPorc, nous continuions à récompenser des artistes problématiques ? Alors qu’aux USA, le mouvement Time’s Up domine la cérémonie des Oscars, en France, nous récompensons un pédocriminel au lieu de récompenser un film dénonçant la pédocriminalité au sein de l’Église catholique. Tout de même, à la suite des nombreuses réactions quant à l’attribution de ce César, dont celle d’Adèle Haenel, l’Académie des Césars a pris la décision historique de supprimer la notion de membres de droit de l’association des Césars. Cette décision prise par la présidente de l’association des Césars, Véronique Cayla, ne permet plus à Roman Polanski d’être membre de droit de l’association culturelle que représentent les Césars. Cette décision marque une étape dans la lutte contre la culture du viol. Cependant, Véronique Cayla a-t-elle fait ce choix pour des raisons morales, ou a-t-elle fait ce choix uniquement pour calmer les critiques ?

Une séparation homme/métier réservée aux artistes ?

Revenons au débat principal, pourquoi faut-il alors considérer l’homme et l’artiste comme une personne unique et indivisible ? Pourquoi réserverions-nous un sort particulier aux artistes ? Faudrait-il séparer notre vie personnelle et notre vie professionnelle de manière générale et absolue ? Faut-il séparer l’homme du professeur ? L’homme du médecin ? Et ainsi de suite. Dans un sketch, l’humoriste Blanche Gardin déclare : « Et c’est bizarre d’ailleurs que cette indulgence ne s’applique qu’aux artistes. Parce qu’on ne dit pas, par exemple, d’un boulanger : ‘Oui, d’accord, c’est vrai, il viole un peu des gosses dans le fournil, mais bon il fait une baguette extraordinaire ». Nous ne catégorisons pas le métier d’artiste comme un autre. Pourquoi certaines personnes refusent d’acheter du bain chez un boulanger ayant tué sa femme alors que dans le même temps, elles souhaitent aller voir Bertrand Cantat, qui a tué Marie Trintignant, en concert ? Ce comportement révèle une forme de double justice, une double pensée au sein de notre société. La personne qui est sur scène est exactement la même personne qui a menacé de viol, a tenu des propos homophobes, a tué sa compagne, a violé une adolescente de treize ans…

Personne n’interdit aux artistes d’exercer leur art et de créer des œuvres, en revanche il faut avoir un minimum de respect pour les victimes et pour les survivant·e·s. Il faut garder en tête que derrière les récompenses, derrière les prix, derrière les applaudissements, il y a une voire plusieurs personnes qui souffrent à cause de l’artiste sur scène. En tant que survivant, j’ai vécu la récompense de Polanski comme une véritable insulte, cela a été un coup porté à mon combat et au combat de dizaines de milliers d’autres personnes, à travers le monde.

Refuser de séparer l’homme de l’artiste n’est pas une soumission à la morale, contrairement à ce que certaines personnes peuvent affirmer. Les artistes sont des citoyen·nes et comme n’importe quel citoyen·nes, iels doivent se soumettre à la loi. Or, le statut d’artiste leur confère l’impunité la plus totale. Donc, comme soutenu précédemment, séparons réellement l’homme de l’artiste et extradons Roman Polanski afin qu’il puisse être jugé par les autorités américaines.

Derrière les récompenses, derrière les prix, derrière les applaudissements, il y a une voire plusieurs personnes qui souffrent à cause de l’artiste sur scène

Séparer l’homme de l’artiste contribue à perpétuer la culture du viol. Pourquoi inciter à libérer la parole alors que nous continuons à applaudir des criminels (car il faut rappeler que le viol constitue un crime) ? D’ailleurs, lorsqu’une personne porte plainte contre un·e artiste, nous remarquons souvent les mêmes réactions : « elle ment ! », « elle veut juste gâcher sa carrière », « elle souhaite profiter de sa notoriété ». Pourtant, l’étude du National Sexual Violence Resource Center datant de 2012 estime que les fausses accusations den viol représentent entre 2 à 10% de l’ensemble des accusations. Luc Besson continue à réaliser des films malgré les différentes accusations à son encontre, Roméo Elvis a continué à faire des plateaux télévisés et en plus, au lieu de s’en prendre à lui, les médias et les internautes ont décidé de s’en prendre à Angèle, sa sœur, soi-disant car elle est féministe et lutte contre les viols et agressions sexuelles.

S’acharner à défendre l’idée d’une séparation entre l’homme et l’artiste revient à soutenir l’un des rouages de la culture du viol. Souhaitez-vous continuer à vivre dans une société dans laquelle on place des violeurs au premier plan tout en méprisant les survivant·es ? Ne pas séparer l’homme de l’artiste, et réaliser que celui-ci et celui-là ne forment en permanence qu’une seule et même personne, serait un grand pas contre les violences sexuelles et sexistes.

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