Terreur, sécurité et justice : engagement assumé

Par Charlotte Dhubert
Publié le 30 avril 2021

En 2019, deux ans après la naissance du mouvement Me too, Karine Tuil s’attaquait à un sujet plus que brûlant dans l’actualité française à travers son roman Les choses humaines, adapté au cinéma par Yvan Attal l’an dernier. Cette année, l’auteure contemporaine revient avec un sujet tout aussi sensible pour la société française actuelle : le traitement judiciaire d’individus suspectés d’être membres de Daesh. Avec justesse et courage, l’écrivaine questionne les choix et le rôle d’une justice dépassée par la menace terroriste. Retour sur La Décision, paru en janvier dernier aux éditions Gallimard.

Raconté du point de vue du personnage principal, une juge d’instruction au pôle anti-terroriste à Paris, le roman retrace le cheminement intellectuel, émotionnel et tout simplement narratif qui a mené à la fameuse Décision. Faut-il libérer un jeune homme suspecté d’avoir rejoint l’État islamique en Syrie et susceptible de commettre un attentat une fois relâché, ou doit-on le maintenir en détention, au risque de le voir se radicaliser en prison ou, plus simplement, plonger définitivement dans la criminalité sans espoir de réintégration du haut de ses 23 ans ?

Voilà le sujet du roman de Karine Tuil, mais aussi du dilemme auquel fait face la protagoniste, Alma Revel, quelques temps après les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. Et pour expliquer cette décision à travers son personnage, l’écrivaine passe par un style direct et peu éloquent, parfois déroutant en début de lecture. Finalement, l’écriture en apparence simple se révèle être une excuse pour l’auteure pour porter un avis tranchant, engagé et enragé : une narration qui ne ment pas.

Une forme narrative pertinente malgré quelques incohérences

Le sujet du roman est forcément révélateur d’une ambition importante pour l’auteure, choisissant un sujet délicat dans un contexte où la France sort tout juste de l’état d’urgence faisant suite aux attentats. Mais le nouveau livre de Karine Tuil s’avère également porteur d’une pédagogie à ne pas négliger : en faisant le choix d’aborder ce thème du point de vue d’une juge d’instruction, l’écrivaine explique, raconte, montre et démontre ce qu’implique la fonction judiciaire très clairement, autant matériellement que psychologiquement.

Le bouleversement de l’ordre et la conservation de la sécurité sont au centre de l’intrigue et de la vie de la protagoniste, Alma Revel

Pareillement, l’histoire est racontée avec une construction intelligente, s’apparentant parfois au style cinématographique et même de série télévisée : Alma Revel raconte, petit à petit, l’évolution de sa vie privée et professionnelle, pendant que chaque chapitre est ponctué de bribes d’interrogatoires du mis en examen dont il est question tout le roman. Cette dualité narrative entre le discours intime de la femme chargée de responsabilité, épuisée par son travail, et d’un individu questionné et dont les intentions restent questionnables impose un parallèle osé mais humaniste. Karine Tuil démontre qu’une décision judiciaire, bien qu’elle soit prise par un⸱e praticien⸱ne dont la fonction impose l’objectivité par la recherche stricte de la vérité, reste un choix pris à un instant T dans un lieu et un contexte donné, par un être humain marqué par une éducation, des valeurs, une psychologie qui subsistent.

Mais le parallèle est aussi un moyen légèrement trop montré de maintenir un suspense qui, s’il opère avec efficacité, peut être dérangeant lorsque des personnages se retrouvent tragiquement liés par des coïncidences peu réalistes. Malgré tout, les incohérences dont témoigne l’intrigue sont pardonnées face à la justesse du récit politique, de la critique sévère que fait l’auteure de notre société contemporaine.

L’obsession de la sécurité, le désarroi humain

Finalement, le véritable sujet de ce roman d’actualité est ce qu’octroie le terrorisme à notre société actuelle : la sécurité. Comme les deux faces d’une même pièce, le bouleversement de l’ordre et la conservation de la sécurité sont au centre de l’intrigue et de la vie de la protagoniste, Alma Revel. La femme hésite longuement entre quitter le foyer familial pour un homme imprévisible et conserver un quotidien rassurant mais ennuyant. De même, la juge doit déterminer s’il est plus juste de maintenir en détention un jeune homme de 23 ans parti en Syrie mais dont il ne ressort que peu de preuves, si ce n’est aucune, de son engagement avec Daesh, ou s’il est plus juste, à l’inverse, de le libérer au bénéfice du doute et dans l’espoir qu’il se reconstruise après un an de détention, au risque de le voir commettre le pire.

Et Karine Tuil raconte très justement la détresse judiciaire mais surtout humaine face à ce nouveau défi qu’est le terrorisme. Le personnage principal ne cesse de préciser que, dans son métier, bien qu’elle tranche constamment, il est parfois impossible de comprendre pourquoi un criminel est finalement passé à l’acte. Cela relève presque d’une obsession que doit et n’arrive jamais réellement à accepter le personnage : elle place parfois en détention des individus sans saisir en quoi la société a échoué dans leur éducation et leur intégration. L’auteure pointe du doigt une importante difficulté psychologique dont s’accompagne le métier de juge d’instruction, celle de ne pas trouver de réponse alors que leur fonction est, justement, de rechercher la vérité.

« La taqiya paralyse tout, il n’y a pas d’outils juridique pour la déceler ». C’est par le biais d’un avocat, personnage secondaire de ce roman, que Karine Tuil touche au problème matériel auquel fait face le système judiciaire dans la répression du terrorisme.  La taqiya, selon le dictionnaire Larousse, représente un « concept recommandant la prudence au fidèle en l’invitant à dissimuler sa croyance en cas de danger dans la religion musulmane ». Pour les jihadistes, c’est ainsi un moyen de camoufler leurs intentions en France, et une manière de paralyser la lutte judiciaire contre le terrorisme.

Si Karine Tuil met en exergue les failles d’un système dérouté face à la menace terroriste, tout en rappelant que la justice n’est finalement qu’une question de point de vue, son roman n’en demeure pas moins rempli d’espoir. Il est certes chargé de tension, porté par un personnage angoissé et menacé en permanence, mais cela paraît nécessaire pour un récit voulant illustrer une question : comment détecter, contrôler, et réagir face à la haine, la vraie ? L’auteure n’apporte pas de réponse, ne juge pas ses personnages, mais elle prend soin de souligner avec une citation de Camus que « l’enfer n’a qu’un temps, la vie recommence un jour ». Alors que l’un des auteurs présumés des attentats du Bataclan concluait à l’issue de son audition qu’il a fait le choix de ne pas se faire exploser « par humanité » encore très récemment au procès du 13 novembre dans la vie réelle, Karine Tuil poursuit son étude des contradictions humaines à travers son œuvre, utilisant la littérature comme un outil de réflexion nécessaire et indispensable à notre démocratie.

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