Sé-jours grisâtres

Par Élise Guérin
Illustration : Lorie Flaubert
Publié le 24 mai 2022

Lorsque le réveil sonne, j’ai l’impression d’avoir dormi trente minutes. Je m’habille en vitesse, la tête lourde, enfile un sweat, afin de terminer ma nuit au chaud dans le métro. Mauvaise idée, une fois arrivée au bureau, j’ai su qu’il ne fallait pas que je néglige mon look. Ici rien n’est inscrit dans un règlement, mais les normes sont là, dans les regards. Parfois méprisants, parfois interrogatifs. Je sens, dans leur voix, qu’iels sont un peu gêné·es, comme s’iels s’excusaient de me faire venir ici, de me faire subir ça. Iels ont compris que ce travail n’était pas fait pour moi. Mais bon, je vois bien que je vais devoir m’acheter un tailleur et des derbies, et supporter des ampoules au talon pendant un mois. Ça me crispe, j’attends le SMS de Georges, on se fait un viet’ à midi. Je suis tellement excitée de pouvoir avoir une longue et vraie discussion avec lui, qu’au bout de quinze minutes, je me sens épuisée et vidée par ce flot de paroles. L’après-midi se passe plus tranquillement. Une fois dans le train, je vois deux filles de mon âge, pochette d’ordi à la main, tailleur noir, col roulé. Elles avaient toutes les deux des derbies aux pieds.

J’arrive au bureau assez détendue, la soirée d’hier m’a fait du bien. Aujourd’hui les bruits de clic des souris d’ordinateur ne me crispent pas. À voir si cela se vérifie à 15 heures. Mon ordinateur est lent, et j’apprécie cela. Je n’ai pas à réfléchir trop vite ou jouer avec les autres à celui qui tape le plus vite sur son clavier. J’ai faim, j’ai envie d’un kebab. J’ai hâte de voir la tête de Mathilde, quand elle verra que mon repas n’est pas vegan. Au final elle n’a pas tellement réagi, à part se plaindre de ce qu’elle a pris au japonais d’à côté. La discussion s’est transformée en bureau des plaintes, contre les maîtresses qui refusent les gosses qui ont le covid, contre le groupe qui rembourse les notes de frais trois semaines en retard. J’ai pris l’air, c’est déjà suffisamment déprimant de passer sept heures derrière un écran, je ne vais pas non plus m’infliger d’écouter leur merde. L’après-midi est calme, ça ralentit mes pensées. Je reste longtemps aux toilettes, je respire un peu. Et je réfléchis au film que je vais mater ce soir. Un Tarantino peut-être.

En sortant du métro, je longe le square Blumenthal. Trois enfants s’amusent sur le tourniquet. Quelques primevères ont fleuri. J’aime bien ce coin du 13e, je le préfère au boulevard Auriol. Cette semaine je ne vois pas Clotilde, ni Lucas d’ailleurs. Je suis seule dans l’aile droite de l’open space. Je branche mes écouteurs, lance une émission  France Culture. Elle est un peu chiante, je lance Definitely Maybe. Nina me fait un compte rendu sur l’avancée de notre projet. Pendant qu’elle parle, je réfléchis à mon repas de midi. C’est toujours plus intéressant que de débriefer d’un Excel. Vers 11 heures, sortie de nulle part, une collègue décroche au téléphone et parle en russe. Pétasse, ferme-la, je vais avoir envie de me casser, filer à Roissy et prendre le prochain vol pour Moscou. Le repas déjeuner est calme, encore des sushis. Aude fait son pot de départ, au bureau, dans la salle de pause. Elle va fêter ça en allant à Tulum, au Mexique. Mais elle a hésité avant de prendre ses billets, c’est un peu dépassé Tulum. J’ai mal au crâne, je me fais un double café, sinon je vais pas tenir la fin d’aprèm. J’attends, il est 16h30.

Je suis arrivée au bureau en avance. Laure a envoyé un mail fustigeant les retardataires hier soir. Les autres arrivent un à un en tenant compte de la remarque. À 9h30 tous les claviers de la pièce s’activent. En quelques minutes, il n’y a plus que des mains, des yeux et une mécanique étrange qui les relie. À midi, je rejoins ma sœur pour manger une pizza place Jeanne d’Arc. Il fait un froid. Je suis contente d’être avec elle. Je retourne au bureau vers 13 heures, il est vide. Tout le monde est descendu manger. Le plafond semble moins bas. À leur retour, Marie passe encore un call dans l’open space. Elle acquiesce bruyamment à chacune des phrases de son interlocuteur. Elle a un rire niais, légèrement trop expressif, mais parfait pour ce genre d’échanges professionnels. Elle est vraiment insupportable. Vers 18h20, je descends au pot de départ de ma tutrice. Les gens parlent, à voix basse. Je discute un peu avec Nina, mais j’ai juste envie de me barrer. Je regarde ma montre, ça fait à peine dix minutes que j’y suis. Je me ressers une coupe de champagne.

Je me fais couler un bain. J’aime bien lire au chaud, sous la mousse. Je me mets une alarme pour ne pas m’oublier, mais j’ai le temps. C’est 6h30. Ce bain est tellement plus reposant que la nuit que j’ai passée. En sortant de l’eau, je vois à travers la fenêtre qu’il pleut. Arrivée au bureau, je me retrouve seule avec Mathilde. Les autres sont en télétravail, ou ont le covid. Ça aurait pu être sympa, on aurait pu parler toutes les deux, mettre de la musique. Mais le délai pour rendre notre rapport a été raccourci. Je mets mes écouteurs. J’aurais pas dû venir, je m’emmerde. Je corrige les fautes d’orthographe pour un dossier. Je vais sûrement y passer toute la journée. Mes pensées divaguent et j’arrive pas à me concentrer. J’ai envie de finir mon livre plutôt que de lire cette merde. Je serais certainement la seule d’ailleurs à la lire complètement. Page 73. Je bouillonne. Je suis mal installée, j’ai mal au dos. Je teste les autres chaises de bureau et change la mienne. Mathilde me regarde comme si j’étais folle. Elle doit tellement être crispée qu’elle se rend pas compte que son siège est pourri. Qu’il lui crée une scoliose. Avant de partir, je reçois un appel. Pascale me demande de traiter une urgence. Je lui invente une excuse et file en vitesse. L’air est lourd dehors, mais je respire mieux quand même. Je sais que je vais revoir Antoine en fin de semaine. Et aussi Fanny normalement.

Il est 8 heures. Je sors du lit, Antoine dort encore. Je m’habille sans faire de bruit, j’essaie de ne pas le réveiller. J’ai pas envie de me réveiller non plus d’ailleurs. Dehors, le ciel est dégagé. J’enfile mes chaussures et je sors. Le planning de la journée me plombe la gueule. Je passe m’acheter un croissant à la boulangerie. À l’étage, tout le monde est déjà sur Powerpoint. Personne ne parle, on entend Patrick qui est en « conf’ call » avec les Égyptien·es, en bas. Je sais pas comment iels se comprennent, son accent est vraiment nul. À midi, je sors manger avec Mathilde et Julie. Clotilde a préféré manger dedans. Je ne comprends pas ce qui la motive à rester enfermée derrière son écran. Elle y passe déjà plus de 45 heures par semaine. D’ailleurs, elle ne veut plus démissionner. Je ne sais pas ce qui lui a fait changer d’avis. Tout est fait pour la faire fuir. Je vais lui proposer une bière un soir. Je l’aime bien, j’ai pas envie qu’elle reste coincée ici. Elle n’y est pas vraiment heureuse je crois. 

Je déteste me réveiller cinq minutes avant mon réveil. Et encore moins un lundi matin. On est fin mars, je serai bientôt à la moitié de ce putain de stage. Je marche dans la rue en direction du métro, le ciel est bleu. Qu’est-ce que je fous à aller dans un open space de merde? Je me souviens de l’an dernier, on allait se balader dans les champs, caresser les vaches et chanter à l’ombre des noisetiers. J’ai les larmes aux yeux. Je sors du métro, j’étouffe. Et tant pis si j’arrive en retard. Au final, personne n’a rien remarqué, iels étaient déjà en réunion. Clotilde a fait des cookies. Elle a dû sentir que j’en avais besoin. En soi, tout le monde a besoin d’un cookie le lundi matin. Je m’assieds à côté d’elle au déj’. J’ai pas vraiment faim. Elle a peur du covid, elle a bossé jeudi et vendredi avec Luc. Il est sorti positif samedi. Le covid, c’est le dernier de mes soucis en ce moment. Elle l’a sûrement senti et a changé de sujet. Elle me parle de son carrelage de salle de bain. Vert canard ou turquoise ? Turquoise, évidemment. Putain, j’ai vraiment hâte de quitter le bureau, me mettre dans un bain et appeler Antoine. Surtout appeler Antoine.

Je regarde par la fenêtre de la chambre, le soleil sort déjà. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Mes yeux sont gonflés. Je ne sais pas comment je vais tenir au bureau. Mais bon, j’y vais quand même. Je m’installe et regarde autour de moi. Les gens sont là, les écrans sont allumés. Tout est à sa place. J’ai rarement eu une envie si violente de me barrer d’ici. Ou de hurler. Hurler jusqu’à ce qu’on me supplie de partir. J’ai une dizaine d’offices de tourisme à appeler aujourd’hui. Je dois trouver un endroit pour passer ces coups de fil. Personne ne sait si Pascale est à son bureau aujourd’hui. Je me demande comment iels font pour rester concentré·es sur leur écran, sans remarquer qui va aux chiottes, ou descend se faire un café. En fait, je pourrais me casser, prendre un train et rentrer en Auvergne. Personne ne le remarquerait. J’ouvre deux mails, la liste de choses que je dois rendre ce soir s’allonge. Je pars aux toilettes. Je me laisse pleurer. Il faut que je demande à mon médecin de me mettre en arrêt. J’en ai besoin je crois. On termine un rapport qui doit être envoyé ce soir. Je sais bien que je ralentis Mathilde et Nina. Mon corps et ma tête ne suivent plus. Je me lève et quitte la salle. Je sors dehors, rentre dans le métro et mes larmes coulent.

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