Le mythe de l’objectivité journalistique

Par Léonie Houssin
Illustration : Tony Gonçalves
Publié le 17 juin 2021

Pour être un·e bon·ne journaliste, il faut être objectif·ve. C’est une idée répandue, tant dans le grand public, qu’au sein de la profession ; c’est une règle de déontologie. L’objectivité est érigée en valeur suprême. Mais ce n’est qu’une arnaque destinée à silencier toute une partie de la population.

Le mythe de l’objectivité ne touche pas uniquement le journalisme. On le rencontre également à l’école, lorsqu’on demande aux professeur·es de rester le plus éloigné·es possible de tout discours politisé. On le retrouve dans le traitement de l’histoire ; il faut attendre d’étudier celle-ci à l’université, pour apprendre l’existence de l’historiographie, c’est-à-dire l’écriture de l’histoire. Et apprendre que cette écriture n’est que le fruit de contextes, de personnes, de points de vue différents, mais ne décrit pas la vérité historique.

L’objectivité n’existe pas

« La neutralité de l’État est un concept solidement implanté en France », indique Alice Coffin[1], journaliste médias et militante LGBT, dans Le génie lesbien. Le mythe de l’objectivité est particulièrement dangereux dans le domaine du journalisme, car il conduit, non pas à censurer la subjectivité, mais les discours des minorités. La subjectivité est inévitable, car les journalistes sont des êtres humains porteurs de vécus, d’expériences qui leurs sont propres ; iels ont des avis et des convictions. Toustes écrivent depuis leur place dans la société, toustes adoptent un certain point de vue. Essayer de masquer celui-ci ne le fait disparaître. Selon le rapport annuel de 2014 de l’ODI (Observatoire de la Déontologie de l’Information), « L’objectivité journalistique n’existe pas. La pratique du journalisme repose sur une série de choix et les mots « objectif, objectivité » doivent être bannis à son sujet et réservés aux sciences exactes, les seules à pouvoir y prétendre. Les journalistes préfèrent donc parler d’honnêteté dans leur travail ».

Les médias, qualifiés de « quatrième pouvoir » pour la première fois en 1790 par Edmund Burke [2], donnent une certaine vision de la réalité, la retranscrivent, la réécrivent. Ils construisent le monde dans lequel nous vivons, ils donnent une direction à notre pensée, et leur pouvoir sur les résultats des élections est si puissant qu’il existe des règles d’égalité de temps de parole lors des campagnes présidentielles. Or, comme le dit Spider-man, « un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ». Les médias doivent être très vigilants quant à la réalité qu’ils reconstruisent. D’où la tentation d’invoquer la neutralité ou l’objectivité afin de retranscrire la réalité telle qu’elle est observable.

L’objectivité nécessite de n’avoir aucun biais. Un biais est un point de vue particulier produit par notre expérience et notre mentalité. Dans le Robert, la première définition du nom « biais » désigne une ligne ou direction oblique. N’en avoir aucun signifierait regarder droit, ne rien comprendre de travers. En psychologie, un biais est un mécanisme inconscient qui déforme notre compréhension des paroles ou de nos expériences. Les psychologues savent bien que personne n’est dépourvu de biais.

Le mythe de l’objectivité comme instrument de domination masculine et blanche

Alice Coffin explique : « Invoquer la neutralité dans une rédaction, c’est d’abord affirmer que certains peuvent écrire sur tout quand d’autres ont des biais […]. La fable de la neutralité est un vaste mensonge destiné à asseoir le pouvoir narratif de certains. Qui a le droit d’être appelé « neutre » ? Qui décide des personnes qui sont neutres, et de celles qui sont biaisées ? ».

Cette doctrine de l’objectivité mène les médias à écarter de leurs rédactions les militant·es et les personnes concernées par un sujet, car celles-ci pourraient avoir un point de vue affiché. Lorsque l’on débat sur le voile à la télévision, on n’invite presque jamais de femme voilée. Lorsque l’on parle de la PMA pour toutes, on n’invite presque jamais de lesbienne. Les débats publics sur les minorités se font sans les intéressé·es. Le résultat est un discours produit par ceux qui n’appartiennent à aucune minorité : les hommes blancs cisgenres hétérosexuels (qui sont minces lors de débats sur la grossophobie, qui sont CSP+ lors de débats sur les Gilets jaunes, etc.). Ce sont eux qui donnent leur avis sur tout, qui livrent leur vision de la réalité, eux qui reconstruisent la réalité. Ils donnent comme seule réalité envisageable celle qu’ils comprennent avec leurs biais, tout en prétendant n’en avoir aucun. Ils pensent délivrer la bonne parole, alors qu’ils ne font rien d’autre que lutter pour leurs intérêts (dans leur cas, la conservation du patriarcat) comme le ferait n’importe quelle minorité, n’importe quel·le militant·e.

« La seule façon de s’assurer d’une forte objectivité, dit Sandra Harding, c’est non seulement de poser clairement le point de vue depuis lequel on parle, mais c’est aussi de rendre visible le point de vue des personnes les plus « dominées » de la société »

Alice Coffin cite Laura Flanders, journaliste féministe et lesbienne : « Si vous affirmez que l’objectivité est possible, alors vous justifiez la disparition de milliers de titres. Puisqu’il n’y a qu’une vérité, celle de l’objectivité, alors plus besoin de diversité ». Puis Alice Coffin remarque : « Penser qu’on peut échapper à un point de vue situé lorsqu’on écrit un article, c’est estimer que tout le monde est capable d’apporter la même perspective, les mêmes informations, sur une histoire. Pourquoi l’objectivité libérale s’embêterait-elle à disposer de médias et de journaux différents les uns des autres ? ». Plus un média se présente comme neutre, plus il est considéré comme qualitatif. C’est ainsi que le quotidien Le Monde est érigé en référence, bien plus sérieux et fidèle à la réalité que Le Figaro ou L’Humanité. Pourtant les rédacteurices du Monde ont elleux aussi des biais, et n’en ont pas moins que leurs confrères et consœurs des autres médias.

Celleux qui baignent dans un combat le connaissent bien mieux et sont capables d’apporter une véritable expertise

Pour la journaliste Lauren Bastide, être un·e bon·ne journaliste, ce n’est pas prétendre n’avoir aucun biais, mais avoir conscience de ses biais, les reconnaître, être transparent·e à leur propos. Dans Présentes. Villes, médias, politique… Quelle place pour les femmes ?, la journaliste cite un article de Sandra Harding [3], qui explique : « tout chercheur en sciences sociales va inévitablement poser ses « empreintes digitales » partout sur son sujet de recherche. Et qu’ainsi il n’y a rien de moins objectif que de vouloir qualifier de « neutre » ces résultats de recherche fortement situés. La seule façon de s’assurer d’une forte objectivité, dit Sandra Harding, c’est non seulement de poser clairement le point de vue depuis lequel on parle, mais c’est aussi de rendre visible le point de vue des personnes les plus « dominées » de la société ». Le point de vue depuis lequel je parle, c’est celui de femme blanche féministe engagée à gauche. Je sais que le sujet que j’ai choisi de traiter, les sources que j’ai choisi de citer et la manière dont je les présente passent par le prisme de mon vécu et de mes opinions. Cela signifie aussi que je suis sans doute mieux placée qu’un homme pour parler de féminisme, car j’ai une pleine conscience de ses enjeux, et je suis mieux suis informée sur ce sujet que la plupart des hommes. En ayant conscience de mes biais, en les exposant, je permets à la·au lecteurice de prendre du recul par rapport à mes propos, de les insérer dans un contexte, en somme, d’exercer son esprit critique.

Lauren Bastide illustre par un exemple éclairant, la question de l’objectivité dans les questions sur les droits des femmes et de ses supposés détenteurs : les hommes. « Une journaliste veut parler des différences de salaire entre les hommes et les femmes dans les pages économiques de son journal ? Il y aura toujours un rédac chef pour répondre qu’elle ne peut pas faire un bon article sur le sujet, parce qu’elle est trop concernée. Étonnante réflexion. En quoi l’homme mieux payé que les femmes est-il moins concerné par le sujet ? » [4]. De plus, l’on croit souvent qu’une personne non concernée par un sujet le traitera de manière plus qualitative. C’est l’inverse. Celleux qui baignent dans un combat le connaissent bien mieux et sont capables d’apporter une véritable expertise.

Bien que certain·es journalistes se targuent d’être « objectifs » ou « neutres », en citant des sources contradictoires, et en rapportant les faits, rien que les faits, en réalité le choix des sources, leur présentation, le choix des sujets qu’ils traitent traduisent un parti pris qui est inévitable. Lorsq’un·e journaliste utilise, pratique de plus en plus fréquente, des guillemets pour qualifier une accusation de viol ou d’agression sexuelle, cela atténue la gravité de l’accusation et met ouvertement en doute la parole de l’accusateurice. Cellui-ci croit sans doute s’éloigner de tout parti pris en se mettant à distance, en précisant bien que ces termes n’engagent que l’accusateurice. Position qui n’est pas du tout adoptée quand il s’agit d’informer sur la mise en accusation de crimes ou délits non spécifiquement misogynes tels que le meurtre, le terrorisme, le vol. La moindre des questions que lae journaliste devrait se poser est « qui suis-je et que pense-je, et ces positions n’ont-elles absolument aucune influence sur mes propos ? ». Malheureusement, comme l’a écrit Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, « le neutre, c’est l’homme », et celui-ci a toutes les raisons de croire que sa position est à son image : neutre.


[1] Coffin Alice, « Chapitre III. Journalistes, vous avez un cul ! » dans Le génie lesbien, éditions Grasset, p.48
[2] Balle Francis, « Chapitre III. Les médias en question », dans : Francis Balle éd., Les médias. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2020, p. 80-114. URL : https://www-cairn-info.ezpaarse.univ-paris1.fr/les-medias–9782715403116-page-80.htm
[3] « Rethinking Standpoint Epistemology : What is « strong objectivity” ? », Sandra Harding, The Centennial Review, vol. 36 n°3, (FALL 1992), p. 437-470
[4] Bastide Lauren, « Chapitre 2. Présentes dans les médias » dans Présentes. Ville, médias, politique… Quelle place pour les femmes ?, p.110

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