Décrier Jean-Paul Sartre est-il justifiable ?
Par Mathieu Rivière
Photo ©Hans-Joachim Kaiser / Unsplash (monument dédié à Jean-Paul Sartre à Nida en Lituanie)
Publié le 2 octobre 2024
« L’écrivain préféré des boomers[1] », « Le père du gauchisme[2] », « Sartre, père de la gauche woke ?[3] : cela en devient presque banal de critiquer le philosophe comme cause de la décadence et de la personnification de la lâcheté… Même la gauche semble l’abandonner lorsque sont révélés ses comportements (abjects) avec les étudiantes « rabattues » par Beauvoir. Son œuvre philosophique et sa littérature, pourraient-elles néanmoins le sauver ?
Le faubourg Saint-Germain, repaire des ultras et des légitimistes au XIXe siècle, s’est mué au siècle suivant en nid fécond d’intellectuel·les et d’artistes de gauche. Les Deux Magots, le Flore, les caves de jazz, les hôtels fréquentés par le couple Sartre-Beauvoir : ces lieux constituaient l’espace qui inspira le néologisme « rive-gauchisme ».
C’est pourtant dans le – déjà cossu – XVIe arrondissement que naquit l’homme de lettres, au sein d’une famille de la grande bourgeoisie. Ceci le disqualifie déjà pour toute une frange des critiques qui soupçonne une hypocrisie à défendre les intérêts des prolétaires en tant que privilégié. Sa puissance créatrice ne serait d’ailleurs qu’un produit mécanique de cette haute naissance. Il est étonnant que les discours méritocratiques ne s’appliquent plus à celui qui fut, pourtant, reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1929, concours que l’on ne peut taxer d’orienté puisque Raymond Aron avait été le précédent lauréat du nec plus ultra… Ceux-là furent des amis fidèles et rivaux, cette liaison amicale et intellectuelle n’est étrangement pas mentionnée dans les articles dépréciateurs : ce serait légitimer Jean-Paul Sartre que de la reconnaître.
Sartre était aussi un bourreau de travail qui n’a rien à envier aux startupers les plus dévoués : dévorant 300 livres par an, aspirant à être l’homme le plus intelligent de son temps[4] et capable d’écrire 12 heures par jour durant la Drôle de guerre. Il n’a pas non plus des goûts déviants : la lecture du Voyage le bouleverse durablement, il épluche Husserl, la phénoménologie, Heidegger et se soumettra à la mobilisation de 1939. Son œuvre littéraire d’avant-guerre respecte les codes bourgeois : il perd de peu le Goncourt, est publié par Gaston Gallimard et adoubé par André Gide, a ses amitiés au NRF (Nouvelle Revue française) dont son directeur, Drieu la Rochelle, le fait libérer en 40… Il faut bien reconnaître que Sartre était de gauche – grand tort pour nos réactionnaires contemporain·es. Depuis son passage à l’ENS, il est antimilitariste (sans militer), anarchisant et fréquente de futures figures de la gauche : Henri Guillemin, Simone de Beauvoir, Paul Nizan, Maurice Merleau-Ponty, etc. En somme, il est un écrivain (génial) profondément ancré dans une société bourgeoisie qu’il reproduit spontanément.
Alors vient ce qui sera rétrospectivement le paroxysme de sa lâcheté gauchiste et hypocrite. Sans collaborer activement, il profite de la situation d’Occupation et écrit dans des revues vichystes, Simone de Beauvoir passe elle sur Radio-Vichy. Période honteuse qui a quelque chose à voir avec sa radicalité future, beaucoup y voient l’essence même de Jean-Paul Sartre, en oubliant qu’une large flopée d’artistes et d’intellectuel·les français·es profitèrent aussi de la situation : Brasillach, Drieu la Rochelle, Céline, Alphonse de Chateaubriant, Maurras, Jacques Chardonne, Sacha Guitry, Montherlant, Barjavel, Giono, Cocteau, etc. Beaucoup sont toujours adulés, ont été intégrés à la culture française, on tend à oublier leur caractère fascisant. Ce défaut n’est qu’une question d’étiquetage puisque la raison essentielle de la haine vouée à Sartre est sa trahison vis-à-vis de la classe bourgeoise. Celle-ci est d’autant moins pardonnée qu’elle est (intellectuellement) totale et sans compromis, jusqu’à s’assimiler à « l’intellectuel organique[5]» du Parti Communiste.
« Camus vs Sartre »
À côté de l’engagement communiste militant et des Temps modernes, il faut souligner la dualité mise en avant chez les commentateur·ices : Sartre et Camus (deux hommes, deux artistes), non pas Sartre et Aron (deux intellectuels, deux journalistes). Le goût actuel pour Camus éclipse d’autant plus Sartre que l’un est systématiquement déprécié au profit de l’autre[6]. Leur parcours invite donc la comparaison : engagement dans la guerre d’Algérie, la Nausée et L’Étranger, pièces jouées sous l’occupation, mais aussi leurs magistères intellectuels équivalents, jeunesses de gauche, prix Nobel, ou leur aventure au-delà du mariage etc. L’un aurait pris la bonne tangente, l’autre non ; mais il n’est pas de notre ressort de d’attribuer les bons points…
Bien que l’ouvrage Oublier Camus ait été largement médiatisé, il n’a pas pour autant été approuvé au sein du champ médiatique/intellectuel : l’héritage camusien est défendu à droite[7] (jusqu’à l’extrême) et LeMonde décrit l’ouvrage comme « une accumulation de paradoxes[8]». Sa figure est quasi consensuelle. Cet adjectif définit assez bien sa position lors de la guerre d’Algérie : médiane et attachée à l’Algérie française malgré ses origines oranaises[9]. Ici, Jean-Paul Sartre était pourtant aligné au sens de l’histoire et fut un rouage et soutien de longue date du combat pour la libération. Seule anicroche : Sartre allait trop loin pour son temps, il était résolument anticolonialiste, anti-impérialiste, il était « trop », il était « radical », il était « extrémiste » selon Frantz Fanon dans sa préface. Ce dernier a d’ailleurs écrit « il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : reste un homme mort et un homme libre ; le survivant ». Or, l’on rabâche tant que les extrêmes se rejoignent et qu’elles sont le poison de la République… Dès lors, Sartre n’est plus à revendiquer, l’inventaire est fait, il n’y a plus rien à y voir qu’un odieux cancrelat communiste. Ce prisme d’analyse (tempérance versus radicalité) peut être décliné à tous les points communs du couple Camus-Sartre : l’un fut communiste et se rangea, l’autre se convertit à celui-ci et le défendit corps et âme ; l’un accepta son prix Nobel, l’autre non ; l’un trompait sa femme discrètement, l’autre affichait son couple libre ; l’un s’est intégré à la bourgeoisie, l’autre clamait la répudier.
Un symbole et une synthèse
Peut-être Sartre est-il l’objet idéal de cristallisation de tous les maux de l’époque ? C’est le sens des attaques les plus élaborées qui font de lui un initiateur du mouvement gauchiste (perpétué aujourd’hui dans le « wokisme »), cela permet par ailleurs de donner une pâture facile aux auditeur·ices des proto-intellectuel·les. Quoi de mieux que d’identifier un prophète-théoricien à une école de pensée ? Tout devient cohérent, prouvant l’existence même du « wokisme », cercle vicié. Puis, il réunit superbement toutes les caractéristiques de l’intellectuel honni de l’extrême droite : homme-soja (homme efféminé ou physiquement faible), or l’adage « le physique de ses idées » confirme que ses pensées sont monstrueuses (l’œil qui tourne ne trompe pas…). Quant à son soutien indéfectible à l’URSS et à Mao, ceci en fait un naïf qui ne comprendrait rien à la politique, un boucher, complice des plus atroces tueries, affectées de cécité. Ainsi, cela décontextualise par là tout l’engagement sartrien d’après-guerre : comme s’il y avait eu le bon (l’Ouest) et le mal (l’URSS), ceci de façon tout à fait anachronique. Beaucoup s’étaient évidemment rendu compte de l’autoritarisme régnant à l’est (tout à leur honneur), caractéristique principale de la manière bolchevique-stalinienne de gouverner. Cependant, penser que Sartre n’était pas tiraillé par ces révélations accumulées est d’une mauvaise foi crasse. Ne pas mentionner qu’une flopée d’éminent·es universitaires, de politiques respecté·es, ont à un moment ou à un autre, soutenu le régime communiste, l’est tout autant.
Il est aussi ce militant, doté d’un magistère moral et intellectuel mis à disposition des causes anticolonialistes, communistes et émancipatrices. Il est alors définit, selon la typologie de Gérard Noiriel[10]. En tant qu’intellectuel révolutionnaire (ponctué d’intellectualisme spécifique), Sartre avait sa propre définition[11]. Toutes cultivent l’anti-intellectualisme des pontes de l’extrême droite: les universitaires et diplômé·es entretiennent des délires décoloniaux, utilisent leurs capacités et les moyens de l’État au profit d’intérêts particuliers et particulièrement pour «dire la vérité au pouvoir au nom des opprimé·es, mais sans avoir été mandaté·es par quiconque pour le faire »[12]. Les chantres du libéralisme économique (du PS à monsieur Zemmour) n’y voient pas non plus l’intellectuel de gouvernement qui puisse défendre la cause libérale en place depuis plus de 40 ans. À tous les niveaux, Sartre est l’ennemi ! Notons qu’il est naturellement celui des pieds-noirs type OAS et que l’existentialisme mal compris est assimilé à une liberté totale que Sartre aurait illustré en ayant des relations sexuelles avec les étudiantes de sa compagne, comportement vomitif et hautement répréhensible, mais à décorréler (au moins partiellement) de sa philosophie qui n’est pas celle de la luxure, pardon monsieur Buisson.
À l’inverse, ne lésinons pas sur la dénonciation des pires attitudes du philosophe, celles dorénavant incompatibles, décriées (à raison), dont certain·es spécialistes autoproclamé·es ne savent rien. Sans anachronisme, on peut dire que les attitudes perçues comme infectes s’insèrent dans ce tout cohérent qu’est la vie de Jean-Paul Sartre, ce qu’il a été (et dans son œuvre).
[1]https://youtu.be/f5e3yQYgo2U?feature=shared
[2]https://youtu.be/wQxnmZFAuo0?feature=shared
[3]https://frontpopulaire.fr/articles/sartre-pere-de-la-gauche-woke_ma_17539723
[4]Francois Dosse, La saga des intellectuels français 1945-1968,
[5]Intellectuels spécifiques qui pourraient aider à sensibiliser les masses, car ce sont des intellectuels qui ont accédé à un statut professionnel à partir d’une classe sociale qui ne produit généralement pas d’intellectuels et qui sont pourtant restés associés à cette classe, contrairement aux intellectuels traditionnels. https://www.thehindu.com/specials/text-and-context/the-role-of-organic-intellectuals-in-challenging-capitalist-hegemony/article67011885.ece
[6]https://youtu.be/3HI9t9B1Gyk?feature=shared
[7]https://youtu.be/ZHqA_5GcSro?feature=shared
[8]https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/19/oublier-camus-un-essai-a-charge-contre-le-prix-nobel-de-litterature_6190052_3232.html
[9]Voir https://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/SAID/2555
[10]Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir: les intellectuels en question, 2010, Agone. Notons que la couverture de l’édition est une photographie stylisée de…Jean-Paul Sartre.
[11]https://www.youtube.com/watch?v=FfSJadOqHeA
[12]Ibid 11.