L’économie est-elle une science ?

Par Claire Boyer
Illustration : Mina Miedema
Publié le 11 novembre 2021

Depuis 1969, l’Académie Royale des Sciences de Suède accorde un prix en « Sciences Économiques », mais ce terme est discutable et discuté, comme en témoigne la forte polémique suscitée en 2016 par la parution du livre Le Négationnisme Économique (de Pierre Cahuc et André Zylberberg) affirmant que l’économie était définitivement devenue une science expérimentale.

L’économie peut se définir comme la discipline académique qui étudie la production, la distribution, l’échange et la consommation de biens et services en tant qu’activité humaine[1]. Quant au terme « science », il est également entouré d’un flou sémantique, et les typologies et tentatives de classification des différentes branches des sciences ne cessent d’évoluer. Une opposition reste cependant identifiable : celle entre les « sciences dures » regroupant sciences formelles (mathématiques, logique) et sciences naturelles (biologie, physique) et les sciences humaines et sociales – ou péjorativement « sciences molles ». La caractéristique de l’économie est d’être précisément au croisement de cette distinction : c’est en effet la seule discipline fortement mathématisée, utilisant l’outil statistique et la modélisation, mais dont l’objet d’études peut être qualifié de social. Depuis plusieurs années, sur la scène médiatique, l’enjeu des économistes est de légitimer leurs discours souvent perçus avec méfiance par une opinion publique qui critique leur manque de fiabilité ou leur déconnexion d’avec la réalité. Ainsi, le processus de mathématisation de l’économie et les progrès de l’économétrie[2], en initiant une « révolution de crédibilité » (Joshua Angrist, Jörn-Steffen Pischke) visaient en grande partie à rapprocher l’économie des sciences dures. Alors, peut-on parler de l’économie comme d’une science, par exemple au même titre que la physique ? Ce débat épistémologique est encore ouvert, et voici une synthèse non-exhaustive des positions sur le sujet.

Obstacles de l’économie face à une définition de la science

Le philosophe des sciences Karl Popper définit la science comme l’ensemble des connaissances et théories sur lesquelles existe un large consensus, considérées comme vraies car vérifiées ou non falsifiées par l’expérience ou l’observation. Les théories sont l’ensemble des lois sur une catégorie de phénomènes, établies grâce à des expériences provoquées dans des contextes précis afin de s’efforcer de réduire le rôle du hasard.

Comment pourrait-on imaginer aujourd’hui supprimer la monnaie à l’échelle d’un pays entier pour voir s’il évoluerait mieux ?

Le problème de l’expérimentation. Le premier problème de l’économie est donc celui de l’expérimentation : l’expérience contrôlée, qui consiste à isoler le phénomène étudié en modifiant certaines variables y est effectivement très difficile à mettre en œuvre. En caricaturant, comment pourrait-on imaginer aujourd’hui supprimer la monnaie à l’échelle d’un pays entier pour voir s’il évoluerait mieux ?  Depuis maintenant quelques années se développe cependant l’économie expérimentale (qui acquière une véritable reconnaissance avec le Prix Nobel accordé en 2002 aux économistes Vernon Smith et Daniel Kahneman) : cette branche de l’économie, assez proche des sciences cognitives et de la psychologie, tente de reproduire des expériences similaires à celles produites en laboratoire, pour étudier les comportements et réactions des individus, et ainsi tester les hypothèses microéconomiques. L’objectif est de reconstituer, en laboratoire ou sur le terrain, une situation économique dans un environnement contrôlé et avec des règles préétablies, auxquels sont soumis des volontaires : les résultats sont ensuite collectés par ordinateur et analysés par les chercheurs. Ces études ont notamment permis de remettre en question la notion de l’homo economicus (l’homme économique) qui stipule que l’individu est totalement rationnel : l’affect, l’ampleur ou le type d’un risque, la formulation d’une question, l’attitude de l’expérimentateur, certaines anticipations influencent les participants, montrant que ces derniers ne cherchent pas toujours à augmenter leur gain personnel, peuvent avoir tendance à accorder de l’importance à des informations erronées, connaissant mal leurs goûts et préférences… L’économie expérimentale[3], si elle a donc permis d’identifier des biais cognitifs, a aussi (surtout à ses débuts) entraîné une forme de défiance face à ce type d’expérience très contrôlée : ne serait-ce pas considérer les hommes comme des cobayes ou des objets mécaniques, en oubliant le contexte et en renonçant à la richesse des comportements humains ?

Lois et prédictions : y a-t-il des invariants en économie ? Pourtant, l’expérimentation est aussi impossible en astronomie, où l’on s’imagine mal retirer le Soleil pour observer si les planètes continueraient ou non leur trajectoire, or celle-ci est pourtant classée parmi les sciences exactes. C’est parce qu’il est possible de faire des prédictions (par exemple une prochaine éclipse) et d’en déduire lois et théories. Alors, existe-t-il des invariants en économie, comparables aux lois physiques ? Là encore, il semble que non : l’économie est dite « pluri-paradigmatique »[4]: il existe une multitude de théories et courants de pensées qui se complètent, coexistent voire sont contradictoires sur les mêmes sujets. Un exemple simple est celui du caractère autorégulateur ou non du marché : là où la théorie classique voit le marché comme autorégulateur, permettant aux prix de converger naturellement vers l’équilibre, la pensée keynésienne conteste cette hypothèse, ouvrant la voie aux nécessités d’intervention de l’État. La prédiction est également difficile car les causes d’un évènement sont extrêmement dures à identifier[5]. L’économie a davantage tendance à produire des idéaux-types (à l’instar de la concurrence pure et parfaite néoclassique, qui définit les conditions d’un marché parfait – raisonnement par rapport à un modèle parfait), et à se fonder sur un modèle hypothético-déductif.

Les théories économiques ont souvent des aspects normatifs, alors que la science se veut strictement objective et descriptive

Mais outre ces problèmes liés à l’expérimentation, la prédiction et l’établissement de lois, il faut aussi considérer les caractéristiques propres à l’économie.

Réflexivité et étude de l’homme

Comprendre ou expliquer ? En effet, l’économiste est ellui-même au sein d’un contexte, d’une société : iel vit dans un certain système économique (parfois lui-même inséré dans un autre système économique) dont il lui est difficile de s’extraire pour adopter un regard entièrement objectif sur son objet d’étude – problématique qui se pose également beaucoup dans le domaine de la sociologie[6]. De même, les théories économiques ont souvent des aspects normatifs[7], alors que la science se veut strictement objective et descriptive. De plus, les agent·es sont dit·es réflexif·ves : iels ont la capacité d’avoir un regard sur elleux-mêmes, qui peut modifier leurs actions : les études des économistes peuvent-elles même engendrer des changements dans les actions des individus (ne dit-on pas que le marxisme a modifié le monde) ? Les découvertes en sciences physiques, quant à elles, ne modifient pas la Nature elle-même. Le philosophe allemand Wilhelm Dilthey développe ainsi l’idée suivante : les sciences dures ont pour but d’expliquer de l’extérieur, là où les sciences humaines, y compris l’économie, ont pour objectif de comprendre, saisir une signification de l’intérieur.

Science et technique. Enfin, un dernier point à évoquer est celui d’une séparation floue entre la science et la technique. Ainsi, lorsque qu’un pont s’écroule, ce n’est ni Newton ni la gravitation que l’on accuse, alors qu’une crise économique a tendance à remettre en question le modèle économique que l’on avait suivi jusqu’alors.

Il est donc difficile de dire que l’économie est une science exacte, et il paraît plus juste d’évoquer, d’après les mots de Roger Guesnerie, un « savoir d’intention scientifique », car l’économie cherche bien à confronter observation des faits réels et tentatives d’interprétation. Ou alors, il s’agit de considérer l’économie comme une science à part, avec ses propres outils. Attention cependant à un amalgame tentant : que l’économie ne soit pas une science comme on l’entend pour la physique ou la biologie ne signifie pas que les résultats des travaux économiques en soient moins fiables…

Sources :

https://www.melchior.fr/note-de-lecture/le-negationnisme-economique
https://www.universalis.fr/encyclopedie/econometrie/1-objet-et-naissance-de-l-econometrie/
https://major-prepa.com/economie/sociologie-1-epistemologie-des-sciences-humaines-et-sociales/
https://www.contrepoints.org/2020/08/22/378470-l-economie-est-elle-une-science-2
https://www.alternatives-economiques.fr/leconomie-une-science/00050875
https://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2012-5-page-749.htm (Un aperçu historique de l’économie expérimentale : des origines aux évolutions récentes – Daniel Serra)
http://leep.univ-paris1.fr/accueil.htm (Site du laboratoire d’économie expérimentale de Paris)
https://www.bpifrance.fr/nos-actualites/cest-quoi-leconomie-experimentale

[1]Il faut déjà rappeler que l’économie en tant que discipline ne possède pas de définition « officielle », parfaitement consensuelle. Elle est parfois décrite comme la « science des choix » (comment choisir de la meilleure manière possible sous contraintes ? -cf. Principes de l’économie, Mankiw) ou ayant comme intérêt premier l’origine de la valeur (qu’est-ce qui fonde la valeur? Comment la créer ?). On s’intéresse ici à la définition de l’économie comme champs de recherche, ce que les anglo-saxons nomment economics.
[2]Construction de modèles de phénomènes économiques à partir de relations mathématiques. Née autour des années 1930, cette branche de la statistique appliquée à l’économie se développe surtout après la Seconde Guerre Mondiale, sous l’influence notamment de Ragnar Frisch et Jan Tinbergen.
[3]Quelques notes/précisions : la théorie des jeux, et notamment la mise en place du dilemme du prisonnier (dans lequel des joueurs cherchant à maximiser leur propre profit conduisent à une situation collective sous-optimale) tiennent une place importante dans l’économie expérimentale. L’économie expérimentale continue d’évoluer : récemment, le prix Nobel 2021 a été remis à Guido Imbens, Joshua Angrist et Davis Card, spécialistes de l’économie expérimentale, pour leurs recherches au travers d’expériences « naturelles » menées dans la vie courante. David Card a notamment montré, au travers d’une étude dans le New Jersey, que l’augmentation du salaire minimum n’entraînait pas nécessairement une diminution des emplois
[4]Un paradigme est un cadre de pensée qui dans une science, définit les problèmes et les solutions : or en économie, il n’y a pas une succession de paradigmes, le suivant ayant prouvé l’invalidité du précédent etc (cf. T. Kuhn, Structures des révolutions scientifiques)
[5]« Un économiste est un expert qui saura demain pourquoi ce qu’il avait produit hier ne s’est pas produit aujourd’hui » Laurence J. Peter
[6]Cf. Durkheim (« il faut traiter les faits sociaux comme des choses ») et neutralité axiologique de Weber (méthodologie du chercheur qui met ses opinions de côté, refus de tout jugement de valeur dans la recherche scientifique)
[7]Là encore, une nuance est à apporter : on distingue en effet trois types de recherches en économie : la recherche théorique (conceptualiser), empirique (travail sur des données statistiques) et normative (dimension morale : ce qu’il faut faire/améliorer) : elles sont parfois poreuses.

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