Anaïs Nin au théâtre
Par Madeleine Gerber
Photo DR
Publié le 24 novembre 2022
La pièce de théâtre Anaïs Nin au miroir nous emporte dans les réflexions et fantasmes de la célèbre femme de lettres. Éprise de liberté, représentative des années folles, Anaïs Nin est une figure féminine que l’on se plaît à (re)découvrir sur les planches.
Jouée au Théâtre de la Tempête du 10 novembre au 11 décembre, la pièce est mise en scène par Élise Vigier, à partir d’un texte d’Agnès Desarthe. L’intrigue s’appuie sur des extraits de travaux d’Anaïs Nin, ainsi que sur son parcours de vie et ses multiples facettes, incarnées par les comédien·nes.
Du théâtre dans le théâtre
La pièce débute par la déambulation fantastique d’Anaïs Nin dans les restes de décors d’un théâtre. Sa figure semble démultipliée par les différents cadres, la lumière et le sol réfléchissant. La rencontre avec la technicienne de surface va marquer le début de l’incursion d’Anaïs Nin dans les répétitions d’une troupe de comédien·nes qui joue une pièce sur elle. Grâce à la pluralité des protagonistes, que nous apprenons toujours plus à connaître, nous n’avons pas la désagréable impression d’être un·e voyeureuse, pénétrant l’intimité d’une écrivaine. C’est tout un monde que nous pénétrons. Un monde rempli d’êtres complexes, aux passés et aspirations différentes, qui interagissent entre eux.
Cette mise en abyme du théâtre dans le théâtre est une franche réussite. On adhère tout de suite à l’alchimie entre les comédien·nes dans leur propre rôle. La personnalité de chacun·e est incluse dans la pièce, ce qui permet de caractériser les personnages et de pouvoir s’y identifier. Ainsi, les enjeux ne tournent pas qu’autour d’Anaïs Nin, mais concernent aussi celleux qui essayent de l’incarner sur scène. Se développe une réflexion sur ce que cette femme a apporté à chacun d’entre eux, à travers la construction du spectacle.
Entre lecture de textes, réunions informelles et répétitions, on pénètre totalement dans cet univers intime et artistique. Le changement de décor et de costume à vue, tout comme l’intervention des technicien·nes sur scène, nous plonge dans les coulisses. La construction du spectacle sous nos yeux s’accompagne toujours d’un sentiment de grande satisfaction, comme si nous participions à l’évolution du projet, ce qui nous attache davantage aux personnages. Nous sommes ici à la place d’Anaïs Nin, qui couve ce travail d’un œil malicieux mais bienveillant. La fin de la pièce que nous voyons en tant que spectateurice, marque le début de la pièce dans la fiction, telle une boucle temporelle.
La pluralité des moyens d’expression
La pièce se sert à bon escient de différents arts pour nous livrer un portrait haut en couleur d’Anaïs Nin. La vidéo est ainsi utilisée à plusieurs reprises, sur un écran complet ou de manière fragmentée sur différentes portions du décor. Comme cela est précisé par la metteuse en scène, le cinéma est utile pour montrer des émotions imperceptibles, des regards ou même un grain de peau ; tous les détails que le théâtre ne permet pas de voir. Cela permet aussi les jeux d’ombre avec la silhouette des danseuses se détachant sur l’image projetée. La vidéo donne aussi une autre perception du temps. Il peut s’étirer avec de longues séquences de paysages, ou revenir en arrière avec des souvenirs d’enfance. Le voyage est aussi suggéré avec les séquences de navigation. Enfin, l’usage du noir et blanc donne une autre dimension à ces images, ce qui contraste avec les couleurs que l’on voit sur scène. On a vraiment l’impression d’assister à une projection de cinéma le temps d’un instant, comme une de celles dont parle la technicienne de surface ; une projection mentale de beaux souvenirs qui permettent de tenir dans les moments les plus durs.
La danse est mise de nombreuses fois à l’honneur, incarnant l’importance du corps, chère à Anaïs Nin. La danse de Shiva nous subjugue avec ses jeux de mains, de bras, ses mouvements si bien réglés qu’on en redemande encore. Une énergie certaine se dégage de ces élans du corps, qui raconte quelque chose à sa manière. Avec le flamenco, on dissocie le haut du bas du corps, comme l’explique une comédienne. Les talons produisent des sons en claquant sur le bois à un rythme effréné. Tout le corps, qu’il soit debout ou assis, est mis en tension par l’exercice. Cela rend la danse impressionnante à voir, car elle demande une grande maîtrise de soi. La chorégraphie basée sur les reflets de miroir est tout autant un régal pour les yeux. Le corps est tout à la fois décomposé, démultiplié, entrelacé, tordu et symétrique. Il semble flotter, glisser, tomber. Cela donne l’impression de s’être perdu·e dans une galerie des glaces farceuse.
La peinture a aussi droit à son heure de gloire, avec une toile peinte tendue en fond de scène et l’acte même de peindre sur le corps. Cela fait référence à la vie d’Anaïs Nin qui a longtemps posé comme modèle. Tout au long de cette bataille de pinceaux et de mots, on se demande qui du peintre ou du modèle façonne l’autre.
Pour finir, la musique acquiert un rôle central dans cette expérience théâtrale. Sur scène, un guitariste improvise, au gré des évènements, et à la régie la musique est aussi créée en direct. Ce travail sur le vif donne un aspect précieux à chaque note. Cet accompagnement permet de renforcer nos émotions, en jouant sur une sensibilité auditive. La chanson sur le plaisir est particulièrement marquante, autant par ses paroles que par sa mélodie. Les deux se complètent. La musique devient ainsi un protagoniste de la pièce à part entière.
Des questionnements contemporains
La pièce traite de la vie d’Anaïs Nin sans pour autant tomber dans les affres de la biographie mortifère et sensationnaliste. L’inceste dont elle a été victime est mentionné, car on ne peut pas omettre cette partie de son histoire. En revanche, on ne s’appesantit pas sur cet évènement qui n’est pas le sujet de la pièce. Il en va de même pour ses nombreux amants qui sont représentés dans une seule scène. Ne serait-ce pas le comble de créer un spectacle sur une femme et de finir par ne parler que des hommes qui ont gravité autour d’elle ? Il s’agit dans Anaïs Nin au miroir de parler de la liberté d’une femme qui se joue des interdits et des codes de la société.
De nombreux questionnements sont présents tout au long de la représentation. La pièce n’en devient pas rébarbative pour autant. Au contraire, les thématiques sont amenées avec des touches d’humour. Cette forme de légèreté et d’insouciance nous permet d’ancrer ces sujets dans le quotidien et de capter notre attention. Cela poursuit les réflexions que l’écrivaine couche sur le papier de ses journaux, ou entre les lignes de ses nouvelles fantastiques. On s’interroge sur le genre, sa représentation, ce qui fait l’identité. Le corps, les organes sont-ils plus importants que la sensibilité, l’âme ? On remet en doute ce qu’est le véritable corps féminin. S’agit-il des représentations qui s’imposent à nous au quotidien ou bien la réalité se cache-t-elle derrière des apparences ? Qu’est-ce que connaître le corps de l’autre ?
On se questionne avec passion sur le rôle de l’art. Quelle est donc son utilité en temps de guerre ? Comment se positionnent Anaïs Nin et les différents personnages sur cela ? Nous livrent-iels une réponse unique ? J’ai été marqué par ces interrogations qui sont comme un cri du cœur et j’essaye ici de les retranscrire au mieux d’après mes souvenirs : « Si je mets la tête dans le sable comme l’autruche, est-ce que je peux échapper au prédateur ? Si une passion me consume, est-ce que je peux résister à l’incendie ? » . Le·a spectateurice peut à son tour se forger une opinion, ou du moins, faire germer une myriade de nouvelles questions dans son esprit.
Je vous encourage donc fortement à assister à une représentation d’Anaïs Nin au miroir, car vous en ressortirez vibrant·e et grandi·e. C’est une pièce accessible à toustes, qui donne envie de connaître davantage cette femme extraordinaire, et de se plonger, à tête et à corps perdus, dans ses écrits.