PLONGÉE DANS L’ÉDITION #2 : Les bibliothécaires face à la « grande bibliothèque numérique »

Par Lou Trullard
Photo ©Perfecto Capucine / Pexels
Publié le 8 avril 2025
L’émergence du livre numérique et du Web transforme le rôle des bibliothécaires et des bibliothèques. Alors que ces institutions étaient traditionnellement associées à la gestion des livres physiques, elles doivent désormais s’adapter aux défis du numérique pour rester pertinentes, tout en réinventant leur offre et leur modèle d’accès à l’information.
L’édition et le livre occupent une place centrale dans la conception même de la bibliothèque. Historiquement, les ouvrages sur support papier ont façonné les modèles physiques des bibliothèques, influençant non seulement l’architecture des espaces mais aussi l’identité professionnelle de ceux·lles qui y travaillent1. Les bibliothécaires, en tant que gardien·nes du savoir, ont longtemps été défini·es par leur expertise dans la gestion et la préservation des collections papier. Cependant, l’émergence du Web et du livre numérique entraîne un renouvellement des pratiques et redéfinit ainsi la manière dont les bibliothèques se perçoivent et interagissent avec leur public. Par exemple, des bibliothèques qui proposaient autrefois exclusivement des livres physiques doivent maintenant envisager comment intégrer des ressources numériques dans leurs offres et comment former leur personnel à ces nouvelles réalités2.
Le web comme grande bibliothèque
Avec l’avènement du Web, le lien entre bibliothèques et Internet s’est intensifié, reposant sur deux caractéristiques fondamentales : l’accès aisé à une multitude de ressources à un coût très réduit et la mise à disposition d’un large éventail de contenus3. Cette analogie est accentuée par des modèles économiques similaires, où l’accès gratuit à un grand nombre de ressources coexiste avec des services payants. Prenons l’exemple de plateformes comme Google Books4 ou Project Gutenberg5, qui permettent aux utilisateurs d’accéder à une multitude d’ouvrages sans frais. Ce modèle pose la question de la pérennité des bibliothèques face à la concurrence d’autres plateformes numériques qui proposent des contenus variés, souvent sans frais. Ainsi, les bibliothèques doivent trouver des moyens innovants pour attirer les usager·ères, en mettant en avant leur rôle unique de médiation et de service public.
Évolution du rôle des bibliothèques
La numérisation des contenus rebat les cartes du rôle traditionnel des bibliothèques. Elles ne sont plus uniquement perçues comme des dépôts de livres physiques, mais comme des acteurs clés dans un écosystème d’informations en ligne6. Les pratiques de recherche et d’accès aux ressources se font désormais principalement via des dispositifs numériques, semblables à ceux utilisés pour consulter des contenus en ligne. Cela entraîne une mise en concurrence entre bibliothèques et autres fournisseurs de contenu numérique, non seulement en termes de coûts, mais aussi en matière d’expérience utilisateur·ice. Par exemple, une bibliothèque qui propose un accès à une vaste collection d’e-books doit rivaliser avec des géants comme Amazon, qui offrent une expérience de lecture fluide et des recommandations personnalisées7.
Les défis du livre numérique
L’intégration du livre numérique dans les bibliothèques ne représente pas simplement un changement de support ; c’est un véritable bouleversement des modèles d’acquisition, de sélection et de conservation8. En s’insérant dans une offre éditoriale numérique plus vaste, les bibliothèques doivent repenser leur visibilité et leur rôle au sein de l’écosystème de l’édition, en naviguant entre des catalogues de plus en plus complexes et diversifiés. Par exemple, une bibliothèque peut être amenée à établir des partenariats avec des éditeur·ices numériques pour proposer des collections exclusives, ce qui nécessite une réévaluation des budgets et des priorités d’acquisition9.
La visibilité des bibliothèques a été transformée par le Web. Les usager·ères ne passent plus nécessairement par les sites des bibliothèques pour accéder aux ressources. Ainsi, il est essentiel pour ces institutions de maîtriser l’intégration de leurs collections dans les résultats des moteurs de recherche afin de garantir leur visibilité10. Cela nécessite une réflexion sur la manière de promouvoir les ressources en ligne et d’attirer les utilisateur·ices vers leurs plateformes. Une bibliothèque qui souhaite augmenter sa visibilité pourrait investir dans des campagnes de référencement ou collaborer avec des influenceur·euses sur les réseaux sociaux pour faire connaître ses services numériques11.
Bibliothèques et algorithmes
Traditionnellement, les bibliothèques établissaient des relations entre les documents de leur fonds par le biais de pratiques de catalogage et de cotation12. Cette expertise professionnelle, qui repose sur la création de métadonnées, demeure essentielle pour organiser et structurer les ressources documentaires. Elle permet d’assurer un accès pertinent et efficace à l’information. Par exemple, un·e bibliothécaire peut concevoir un système de classification innovant qui facilite la découverte de ressources liées à un sujet particulier, améliorant ainsi l’expérience utilisateur·ice13.
Le passage au numérique ouvre la voie à un traitement algorithmique des documents, réduisant potentiellement le besoin d’intervention humaine dans la création de métadonnées. Cependant, cette automatisation soulève des interrogations sur la perception des bibliothèques par les usager·ères et leur rôle en tant que fournisseur·euses de ressources. Les algorithmes peuvent simplifier l’accès, mais ils peuvent également effacer la complexité et la richesse des métadonnées, essentielles à une recherche approfondie14. Par exemple, un·e utilisateur·ice qui recherche des articles académiques peut se retrouver avec une liste de résultats générés par un algorithme sans comprendre le raisonnement derrière ces recommandations, ce qui limite sa capacité à explorer pleinement un sujet.
Les bibliothèques adaptent leurs interfaces de recherche pour se rapprocher des moteurs de recherche populaires15. Cette évolution peut masquer la complexité des métadonnées et rendre difficile la navigation pour des recherches plus spécialisées. Cela soulève des questions sur le retour sur investissement des efforts consacrés à la production manuelle de métadonnées, et sur la manière dont les bibliothèques peuvent continuer à justifier leur expertise dans ce nouvel environnement numérique. Par exemple, une bibliothèque universitaire pourrait mettre en avant ses bibliothécaires spécialisé·es, qui offrent des séances de formation sur la recherche d’informations dans des bases de données complexes, soulignant ainsi leur valeur ajoutée face à des outils automatisés16.
Circulation et communautés
L’intégration de produits éditoriaux numériques permet aux bibliothèques de toucher des communautés d’usager·ères qui transcendent les frontières géographiques. Ces communautés peuvent se rassembler autour de thématiques spécifiques, indépendamment des contraintes logistiques. Cela ouvre la voie à une diversité d’interactions et de collaborations, enrichissant ainsi l’expérience des utilisateur·ices17. Par exemple, une bibliothèque qui propose des clubs de lecture en ligne sur des œuvres littéraires peut attirer des participant·es de différentes régions, créant ainsi un dialogue interculturel enrichissant18.
L’édition numérique remet en question le maillage territorial traditionnel des bibliothèques. Alors que certaines institutions limitent l’accès aux usagers d’une zone géographique précise, d’autres voient une opportunité d’atteindre un public plus large, incluant ceux qui sont éloignés ou empêchés d’accéder aux ressources physiques19. Cette perspective incite à repenser la stratégie de desserte des bibliothèques, favorisant une approche plus inclusive et ouverte. Par exemple, une bibliothèque rurale pourrait proposer des services de prêt numérique qui permettent aux usager·ères d’accéder à des livres électroniques, garantissant ainsi que même ceux qui vivent dans des zones éloignées puissent bénéficier de leurs collections20.
Conclusion
Les bibliothèques se trouvent à un carrefour stratégique face aux défis considérables de l’ère numérique. Pour rester pertinentes, elles doivent réinventer leurs rôles, leurs modèles et les valeurs ajoutées qu’elles proposent. En intégrant le numérique, les bibliothèques ont l’opportunité de toucher des communautés plus vastes et de redéfinir leur place dans la société contemporaine. Ce processus de transformation, bien que complexe, est essentiel pour garantir leur avenir dans un monde de plus en plus dominé par les technologies numériques. En embrassant cette évolution, les bibliothèques peuvent non seulement survivre, mais aussi prospérer21.
1 Les bibliothèques et leur architecture, voir Bibliothèque nationale de France
2 Formation du personnel aux nouvelles réalités numériques, voir IFLA
3 Accès aux ressources numériques, voir UNESCO
4 Google Books, voir Google Books
5 Project Gutenberg, voir Project Gutenberg
6 Rôle des bibliothèques dans l’écosystème numérique, voir American Library Association
7 Expérience de lecture sur Amazon, voir Amazon Kindle
8 Modèles d’acquisition dans les bibliothèques, voir Library Journal
9 Partenariats avec des éditeurs numériques, voir Publishers Weekly
10 Visibilité des bibliothèques sur le Web, voir Search Engine Journal
11 Campagnes de référencement pour bibliothèques, voir Moz
12 Pratiques de catalogage, voir Cataloging & Classification Quarterly
13 Systèmes de classification innovants, voir Library of Congress
14 Métadonnées et recherche approfondie, voir D-Lib Magazine
15 Interfaces de recherche des bibliothèques, voir Library Technology Reports
16 Formation des bibliothécaires spécialisés, voir Association of College and Research Libraries
17 Communautés d’usagers en ligne, voir Public Library Association
18 Clubs de lecture en ligne, voir Goodreads
19 Maillage territorial des bibliothèques, voir European Library
20 Services de prêt numérique, voir OverDrive
21 Perspectives d’avenir pour les bibliothèques, voir Library Futures