Walter Sickert et le meurtre de Camden Town
Par Suzanne Brière
Publié le 9 janvier 2023
Photo DR
Le 12 septembre 1907, en début de matinée, le corps d’Emily Dimeck, une prostituée connue sous le nom de «Phyllis», a été retrouvé égorgé dans son studio de Camden Town à Londres. Ce fait divers ébranlera l’ensemble de l’Angleterre allant même jusqu’à inspirer des artistes…
Deux ans auparavant, le peintre anglais Walter Sickert (1860-1942) s’installait dans ce même quartier de Camden Town et commençait à peindre des nus de femmes dans des intérieurs modestes, à la limite de l’insalubrité. Quelques années après le tragique meurtre d’Emily Dimeck, le peintre anglais ajoutera à ses nus une série qu’il intitulera d’abord What shall we do for the rent ? (Qu’allons nous faire pour le loyer ?) puis qu’il renommera The Camden Town murder.
Sickert, peintre-scénariste ambigu
Le scénario pour cette série de toile est toujours le même : une femme nue allongée sur un lit en fer et un homme habillé, se tenant assis ou debout à ses côtés. En revanche, l’issu de ce scénario dépend de notre regard de spectateur·ice et de notre imagination, car Sickert suggère dans ses œuvres, sans jamais donner de réponse. Un critique dira d’ailleurs de lui qu’«il nous met l’eau à la bouche mais ne nous laisse jamais deviner en rien ce qui va se passer».
Si l’on suit le premier titre de cette série What Shall we do for the rent ?, nous sommes face à un couple modeste en difficulté. Mais si l’on décide de suivre le second titre que Sickert donne à cette série, alors nous sommes plutôt face à une scène de crime, avec la victime nue sur son lit et son assassin pris en flagrant délit. Walter Sickert nous laisse le soin d’imaginer la fin.
Prenons un exemple concret. L’œuvre Mornington Crescent Nude représente une femme nue sur un lit. Autour de son cou une ligne blanche est esquissée par Sickert : s’agit-il d’un collier ou bien d’une incision fatale ?
Une série de tableaux révélatrice
Cette série montre, par exemple, son choix d’opter pour des points de vues en marge de ce que propose l’académisme encore très ancré en Angleterre. Sickert se démarque aussi dans sa manière de représenter les corps féminins, totalement dés-érotisés. En ce sens, il s’inscrit plutôt dans la lignée des peintres français comme Courbet, et Manet ou bien encore Degas, auprès de qui il s’est formé.
Il opte ainsi pour des points de vues atypiques, dérangeants et place les spectateur·ices de ses tableaux comme des voyeur·euses. The Camden Town murder est aussi un indice de l’attrait de Sickert pour les lieux considérés comme « mal famés » que l’on retrouve dans ses nombreuses représentations de cabaret et théâtre.
En outre, il se plaît autant à peindre la scène avec les danseuses et chanteuses, que le public des théâtres et cabarets londoniens. Son œuvre Minnie Cunningham à l’Old Bedford représente par exemple la chanteuse et danseuse sur scène, en contre plongée, vêtue d’une robe et d’un chapeau rouge criard. L’arrière plan marronné fait ressortir la silhouette de la femme. Ce choix du sujet n’emporte pas l’adhésion de la critique à l’époque. L’un d’entre eux écrivit par exemple : «C’est le poème nocturne de la misère et de la prostitution». Beaucoup ne voyaient donc pas la beauté que Sickert trouvait en ces lieux.
La série Camden Town aujourd’hui
Cette série de Camden Town murder s’inscrit en réalité dans une œuvre plus large et diversifiée allant des portraits aux représentations urbaines, en passant par les conversations implicites avec le·a spectateur·ice. Il s’agit donc d’une œuvre à l’image de son peintre Sickert, une personnalité ambiguë qui n’avait de cesse de changer de masque et de rôle.
Walter Sickert, c’est un peintre et une œuvre singulière, fascinante que je vous invite à découvrir dans l’exposition “Sickert, peindre et transgresser” au Petit Palais jusqu’au 29 janvier 2023.