Chardin, un excès de gourmandise
Par Naïla Ben Said
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Publié le 10 avril 2024
Ce 29 février, le Panier de fraises de Chardin est entré dans les collections du musée du Louvre1. Après avoir été vendu à 24,3 millions en avril 2022 au Kimbell Art Museum au Texas, son départ avait été empêché par le ministère de la Culture. L’œuvre a été qualifiée de « trésor national »2 et le Louvre a eu 30 mois pour recueillir la somme suffisante et racheter le tableau.
Étonnant défi, puisque le musée n’aurait pu payer l’œuvre seul. De fait, le budget d’acquisition du Louvre est de « 20% le produit de [la] billeterie »3, « c’est donc à peu près 12 millions d’euros » : trop peu pour les fraises.
En 2021, le dit-budget s’élevait à 6 millions d’euros4 et, quand bien même celui-ci aurait été suffisant en 2023, il avait été dépensé. En effet, le 3 novembre dernier le Louvre annonçait l’obtention de La dérision du Christ de Cimabue, redécouvert quatre années auparavant par la commissaire-priseuse Philomène Wolf5. Le tableau de Cimabue s’est vendu à 24 millions d’euros, somme extraordinaire pour un tableau de cette époque. Soulignons aussi que ce dernier a été qualifié de « trésor national » pour empêcher son départ outre-Atlantique. Pour faire face à cette dépense, il avait fallu récupérer des millions d’euros de la licence de marque du Louvre Abu Dhabi, de la Société des amis du Louvre, d’un couple d’américains et du budget d’acquisition de l’année. Une situation qui rappelle les conditions d’obtention des fraises. Dans les deux cas, les œuvres sont donc dépendantes de financements extérieurs.
Comment rassembler l’argent nécessaire ?
À la recherche de financements pour Le panier de fraises le musée s’est donc tourné, une fois de plus, vers son mécène Bernard Arnault. Des 24 millions nécessaires, 16 proviennent de LVMH.
Le public est également sollicité pour alléger l’énième appel au géant du luxe. C’est par l’initiative « Tous mécènes »6 que le Louvre a quémandé au grand public – à coup d’affiches, d’émissions de cuisine7 et de vidéos d’appel au dons – 1.3 millions d’euros : une réussite car 1.6 millions ont été récoltés. C’était par le même intermédiaire que l’établissement avait pu faire restaurer la Victoire de Samothrace en 20138.
Enfin, le Louvre a pu collecter encore 500 000 euros de la part des amis du Louvre et un million d’un donateur anonyme. Du reste, LVMH a promis de combler l’écart restant9.
Les bénéfices à être mécène
Outre les déductions fiscales, (sans s’attarder, rappelons qu’une déduction fiscale permet aux mécènes de se voir imposer moins de taxes sur leur dons, ainsi le don annoncé est-il moins important que le don payé) le mécénat est souvent encouragé ou récompensé par des contreparties.
À ses « petits » mécènes, le Louvre s’engageait à rendre des contreparties symboliques10. Les donateurs de 1 000 euros ou plus ont ainsi été invités au « Gala des fraises » pour boire un cocktail dans l’ancien palais du Roi Soleil. De quoi faire miroiter les personnes en quête d’aventures aristocratiques. Les fraises deviendraient-elles une occasion pour l’ostentation en bonne conscience ?
Mais si les contreparties rendues aux donateurs de « Tous mécènes » sont publiques, elles sont tues lorsqu’elles concernent les membres du CAC 40. Une publicité à prix réduite dans l’ancien palais royal ? Comme celle de l’Invitation au voyage exécutée en 2011 dans la salle des Etats face à la Joconde dont le prix reste inconnu.
Sur les contreparties des mécènes la Cour des comptes mettait déjà en garde en 201811. On déplorait le manque de réglementation et par conséquent le risque qui mènerait le mécénat vers du partenariat ou de l’ARTketing. Or » Le parrainage, autrement appelé « sponsoring », se distingue essentiellement du mécénat par la nature et le montant des contreparties. Il importe en particulier que l’intérêt général reste la caractéristique majeure de l’engagement des mécènes, faute de quoi le mécénat perdra sa spécificité par rapport à d’autres modes d’intervention des entreprises. », rappelle le ministère des Finances.
À ces critiques s’ajoute celle, plus inquiétante, du manque de contrôle par les institutions fiscales des avantages fiscaux du mécénat.
Un nouveau Chardin
Que dire en soit de l’acquisition d’un nouveau tableau au Louvre? Peut-on considérer que la priorité du musée national soit d’obtenir un quarante-deuxième Chardin à un prix si onéreux plutôt que de baisser le prix du billet qui augmente cette année de 17 euros à 22 euros ?
Même si, selon un communiqué du Louvre, « plus d’un visiteur français sur deux entre gratuitement »12, ce sont d’abord les jeunes, les universitaires, les membres de la culture, les demandeurs d’emploi, les bénéficiaires des minima sociaux et les visiteurs handicapés qui accèdent à la gratuité13. Le revenu médian net de la population française en 2021 était de 1 930 euros, 1 français sur 2 dépenserait alors 1% de leur revenu ou plus sur un billet au Louvre14.
Au-delà des préoccupations sociales, que peut-on dire de cette accumulation de tableaux alors que les salles sont pleines ? Pourquoi ajouter à la collection un autre tableau alors que la place manque ?
Si seulement 6,6% des collections du Louvre sont exposées15, il faut par ailleurs reconnaitre l’effort que fait le Louvre en envoyant des parties de sa collection dans toute la France. En 2022, 1 136 pièces étaient dispersées sur 500 000 dans tout l’Hexagone16.
Faut-il de plus s’attacher désespérément à un tableau plutôt que de le laisser aller au Kimbell Art Museum ? Est-il si grave que le musée texan récupère un deuxième Chardin, et que des centaines de visiteurs découvrent de cette manière le peintre ? Quelle découverte (gratuite qui plus est)17 ! Ce qui était présenté comme un geste culturel national semble plutôt apparaître comme un caprice.
Il faudrait s’interroger davantage sur le mécénat et ses conséquences sur le public. La France n’étant pas adepte de la pratique depuis aussi longtemps que ses voisins, – à compter de la loi Aillagon (2003) -, elle a fait peu d’efforts pour encadrer et réguler légalement les dons des entreprises.
Sources :
[1] https://presse.louvre.fr/un-record-pour-tous-mecenes-le-panier-de-fraises-fait-son-entree-au-musee-du-louvre/
[2] https://www.culture.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Le-Panier-de-fraises-de-Jean-Simeon-Chardin-reconnu-tresor-national
[3] https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/louvre/entretien-le-louvre-lance-une-souscription-publique-pour-un-tableau-de-chardin-sinon-il-partira-vers-un-important-musee-americain-justifie-la-presidente-du-musee_6170988.html
[4] http://minisite.louvre.fr/trimestriel/2022/Bilan_des_acquisistions_2021_SP/12/
[5] https://www.culture.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Un-panneau-peint-par-Cimabue-vers-1280-representant-La-Derision-du-Christ-reconnu-tresor-national
[6] https://www.louvre.fr/soutenir-le-louvre/faites-un-don/les-campagnes-tous-mecenes
[7] https://tousmecenes.fr/fr/actualite/cuisine-ouverte-au-louvre/
[8] https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Mecenat/ARTICLES-A-LA-UNE/Un-million-d-euros-de-dons-pour-La-Victoire-de-Samothrace
[9] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/entendez-vous-l-eco/adjuge-vendu-des-chefs-d-oeuvre-a-prix-d-or-8930582
[10] https://tousmecenes.fr/fr/vos-contreparties/
[11] https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2023-10/20181128-rapport-soutien-public-mecenat-entreprises.pdf
[12] https://presse.louvre.fr/plus-dun-visiteur-francais-sur-deux-entre-gratuitement-au-musee-du-louvre/
[13] https://www.louvre.fr/visiter/horaires-tarifs#conditions-de-gratuite
[14] https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/tableau/30_RPC/31_RNP
[15] https://presse.louvre.fr/le-musee-du-louvre-1063000201419/
[16] https://mini-site.louvre.fr/trimestriel/2023/RA_2022/files/assets/common/downloads/publication.pdf
[17] https://kimbellart.org/visit