Enculé, insulte homophobe ?

Par Ugo Beillard-Bevilacqua, président-fondateur de Sorb’Out
Publié le 22 septembre 2021

Très médiatisé, ce sujet semble être instrumentalisé pour critiquer la communauté LGBTQI+, la fameuse mal définie cancel culture, et son « on ne peut plus rien dire ». Alors, enculé, insulte homophobe ?

“C’est vraiment des enculés… ah merde désolé, je devrais sans doute pas dire ça. Enculé, c’est homophobe ?” me demande un ami hétérosexuel dans une authentique démarche d’éclaircissement sur cette question. Et si, finalement, ce débat ne s’était pas mal cadré, oubliant de poser les bonnes questions ?

Un caractère homophobe flagrant

Le terme enculé est polysémique. Il renvoie, en premier lieu, vulgairement à la pratique de la sodomie ; plus précisément, il est utilisé pour décrire le fait d’avoir été passif durant l’acte. Le mot en devient une insulte lorsqu’à une pratique est apposée un regard social, un jugement de valeur. Ainsi, le deuxième sens du mot est perverti en une insulte dirigée vers un individu que l’on souhaite rabaisser, associer à la pratique sexuelle. Il convient de comprendre alors la raison de l’association de la sodomie à une insulte.

Historiquement, la notion de sodomie apparaît au XIe siècle en droit canon et condamne l’ensemble des pratiques sexuelles ne visant pas la procréation. Il faut attendre le XVe siècle pour voir arriver la condamnation de la sodomie telle que pensée aujourd’hui, ainsi que l’ensemble des rapports homosexuels. C’est à partir de 1791 que l’homosexualité et par extension la sodomie, alors parfois employés de manière interchangeable, est dépénalisée.

Reste aujourd’hui : le stigma ; l’Église catholique qui condamne encore fortement la sodomie et les valeurs françaises héritées de la tradition catholique, qui jusqu’il y a encore quelques décennies, réprouvait fermement la pratique. De nos jours, malgré un changement de paradigme, la sodomie est fréquemment associée aux homosexuels et l’insulte n’en serait pas une si on lui amputait son caractère homophobe.

En associant la sodomie à l’homosexualité, on ampute déjà à l’homme une part de sa masculinité

Pour comprendre la valeur de cette insulte, ce qui constitue son essence même, il faut en premier lieu étudier les contextes dans lesquels elle est employée. Elle est déjà utilisée comme accentuation de phrase :

« Comment ça va enculé ? »

Assez inoffensive, ce n’est pas dans ce contexte que la phrase revête à mon sens son caractère éminemment homophobe, puisqu’il est possible de le remplacer par « con », « mon ami », « frère », « gars », etc.

Là où l’insulte revêt son apparence la plus violente est dans un cadre différent. C’est souvent à l’occasion de rencontres sportives, de joutes verbales plus ou moins virulentes, et lorsqu’on évoque une personne mal-aimée ou qu’on s’adresse à elle qu’enculé est employé :

« Paris, Paris, on t’encule ! »

« Alors lui, c’est vraiment un enculé »

Qu’y a-t-il d’homophobe à ces insultes ? Cette insulte est dirigée vers des hommes, et ne fait pas sens lorsque dirigée vers une femme. En effet, enculé désigne la pratique d’être passif lors d’une sodomie. C’est cette action précise qui pour un homme possède un double poids. D’abord, l’association implicite à l’homosexualité. L’homosexualité a ce défaut d’être très sexualisé dans l’imaginaire collectif. La sodomie est liée à son passé juridique, historique et à l’influence de l’Église associant sodomie à homosexualité. Lorsqu’on y ajoute le fait que cette pratique est fréquente chez les personnes homosexuelles et reste minoritaire dans les pratiques hétérosexuelles, le terme enculé devient une insulte remettant en question la sexualité de la personne visée. Pour que l’on fasse de la remise en question de l’orientation sexuelle d’un homme une insulte, il faut que l’homosexualité ait une connotation négative. Comment faire d’une insulte sur les homosexuels une blague, sans que l’on y appose un regard discriminatoire ; regard qui rend déviante des normes et de la morale générale cette pratique, et qui fait de l’homosexualité une identité inférieure à l’hétérosexualité ? En associant la sodomie à l’homosexualité, on ampute déjà à l’homme une part de sa masculinité, n’étant plus tout à fait un homme. En effet, il n’aime déjà pas les femmes. Mais l’homosexualité est aussi associée à la culture queer, qui s’est construite pendant des décennies en opposition à la doxa. Cette nouvelle culture va au-delà d’une simple identité sexuelle, en remettant en question les comportements et identités de genre. Rien ne permettant donc de rentrer dans les cadres conventionnels de la masculinité.

Dans la pratique même de la sodomie, et dans la valeur de cette dernière, on retrouve une lecture particulièrement misogyne qui contribue à renforcer la violence de cette insulte. En effet, être enculé, c’est avoir « reçu ». Historiquement, les personnes passives sont perçues comme soumises et sont féminisées. En Rome antique, les relations homosexuelles sont communes, mais suivent un ordre hiérarchique précis, les jeunes étant passifs et les plus âgés étant actifs. Recevoir, c’est faire comme la femme, c’est être, justement, passif. Jusqu’au mouvement féministe des années 1960, l’homme est dominant, responsable de son foyer et détient le pouvoir sur sa femme, tandis qu’elle reste soumise et contrôlée. Ce contrôle, aussi symbolique que physique, se retrouve dans les représentations culturelles, dans le droit ainsi que dans les textes religieux de l’essentiel des grandes religions monothéistes. Ainsi, lorsque quelqu’un·e reçoit, qu’iel est passif·ve, dominé·e, iel est moins qu’un homme.

Être enculé, c’est avoir « reçu ». Historiquement, les personnes passives sont perçues comme soumises et sont féminisées

Être un enculé, c’est donc non seulement faire l’objet d’une comparaison à l’homosexualité, encore très stigmatisée en tant qu’identité sexuelle, mais c’est aussi être comparé à la femme, dans une double atteinte effrénée à sa masculinité, attribut qui fait la valeur d’un homme en société.

Cette insulte ne fonctionne évidemment qu’au travers d’une lecture sexiste de la sexualité, des rapports entre genres, et de la société plus globalement. Malgré l’absence de conscience de la signification homophobe – qu’il faut mentionner – pour une minorité, cette insulte est soit chargée d’intention purement homophobe, soit un reflet de la perception consciente ou non, partielle ou totale, de l’ordre social. L’insulte, homophobe, n’est ainsi pas un gage de l’homophobie de son utilisateur·ice. En effet, il est tout à fait possible qu’iel garde la marque des pratiques, des valeurs qu’iel a inconsciemment intégrées. À la suite de notre discussion, mon ami a d’ailleurs réalisé le sens de l’insulte et je l’ai même entendu reprendre un camarade ayant employé le terme en lui notifiant son caractère déplacé.

Vraiment grave, vraiment homophobe ?

Dire enculé ne veut pas donc dire être homophobe, mais certains vont plus loin, en niant tout de même son caractère homophobe.

Le premier argument majeur est celui de l’absence d’intention homophobe. Autrement dit, certaines personnes n’auraient pas d’intention homophobe en utilisant cette insulte, et l’apprécient pour sa violence symbolique. C’est sans doute un des arguments les plus recevables, mais les moins employés. Il faut reconnaître l’essence même de l’argument. Ce dernier souligne avec justesse la banalité de ce mot, utilisé fréquemment, et dont le sens historique a été très atténué. Aujourd’hui, le terme est parfois employé comme expression de fin de phrase, et c’est sans doute dans ce contexte qu’il est le plus acceptable. Mais enculé, employé comme réelle insulte, ne peut se prévaloir de cet argument. Dans ce contexte, c’est tout le poids symbolique de l’injure qui est utilisé pour faire du mot une injure aiguisée. Insulter avec véhémence un individu ne nécessite pas d’employer un terme d’une telle vulgarité. Le poids historique de l’injure mériterait de la laisser se reposer, et avec utopisme de ma part, de revenir à un temps où il est possible d’être tranchant sans passer par des termes d’une telle bassesse.

Qui fait que la communauté LGBTQI+ s’est formée, au travers de luttes pour pouvoir vivre, aimer et s’exprimer en toute liberté ? Le camp de la cancel culture n’est peut-être pas où nous le pensons

Lorsqu’on n’entend pas le déni du caractère homophobe, il est possible d’entendre qu’on « ne peut plus rien dire ». L’heure n’est pas à l’attaque contre la liberté d’expression. Cet argument est à prendre à revers. Qui, dans les camps s’opposant en matière de droits fondamentaux, a, pendant des années durant, refusé que deux hommes ou deux femmes consentantes s’aiment légalement, puissent se marier, avoir des enfants ? Qui, des deux camps qui s’affrontent, entre la lumière et l’obscurité, refuse de montrer de la diversité à la jeunesse, sous le prétexte que les enfants peuvent être influencé·es et perverti·es ? Qui fait que la communauté LGBTQI+ s’est formée, au travers de luttes pour pouvoir vivre, aimer et s’exprimer en toute liberté ? Le camp de la cancel culture n’est peut-être pas où nous le pensons. En réalité, les réactions adverses à l’emploi de certains termes ne reviennent pas à un appel à la censure. Car ce n’est jamais des institutions que ces appels – non à la censure mais à l’abandon de l’usage d’un terme – émanent, mais plutôt du peuple, qui ne dispose pas de pouvoir expressément contraignant en matière de liberté d’expression. Il s’agit d’un appel populaire vers une société plus humaine. Les luttes ont payé. Aujourd’hui, les conditions matérielles de la communauté ont substantiellement évolué et arrive le temps de la lutte la plus complexe, la lutte vers la déconstruction de l’homophobie latente dans l’esprit collectif. La méthode peut être critiquée, et je ne suis pas convaincu que ce soit par condamnation populaire de l’emploi de certains mots que la lutte se porte le mieux, mais ce qui est reflété par cette prise de position globale est respectable : il faut changer les esprits. Alors insultez, employez le mot enculé, mais sachez son histoire, son poids et ce qu’il représente pour tant de personnes.

La lutte contre les mots, le bon cheval de bataille ?

Et si, depuis le début, nous nous orientions vers la mauvaise direction ? Aujourd’hui, nos esprits sont submergés par des informations. Sur les réseaux sociaux, sur internet, la confrontation à des opinions totalement opposées est fréquente, et par malheur, la haine, la violence et les insultes y sont communes. Ainsi, fréquemment confronté·es à ces insultes, nous serions tenté·s d’y voir l’enjeu central à résoudre, c’est-à-dire celui d’interdire l’emploi de ce mot. Cette lutte, noble d’intention, serait sans doute mal placée. L’autrice et actrice américaine Fran Lebowitz, très critique du phénomène de cancel culture, explique ce point de vue de la manière suivante. Selon elle, c’est dans ce qui nous dérange, dans ce qui nous choque le plus profondément que l’on se confronte le plus efficacement aux enjeux à résoudre. Il ne faut pas « annuler » un mot, un individu, puisqu’en somme, cela reviendrait à mettre sous le tapis une dimension déplaisante de notre société. Il faudrait à la place aller aux racines des problèmes, pour réellement répondre aux idéaux de progrès qui sont les nôtres.

En outre, enculé ne devrait pas voir son utilisation prohibée par les masses populaires, puisque cela contribuerait à alimenter le sentiment d’adversité contre les militant·e·s LGBTQI+, et plus généralement celle·ux de gauche, mais plutôt de se concentrer sur ce qui rend possible en société d’employer ce mot. La présence de l’insulte permet de souligner, dans ce qu’elle a de plus malaisant, qu’en société, l’homosexualité d’un individu rabaisse sa valeur et sa qualité d’homme. Aujourd’hui, la société marginalise encore les personnes LGBTQI+, les thérapies de conversion sont encore légales, le maquillage pour les garçons peut être le motif de renvoi d’un établissement scolaire. Il faut être conscient·e des mots employés, et de leur signification. Le problème n’est pas individuel, il n’est pas de savoir si la personne employant le terme est elle-même homophobe, mais plutôt de comprendre pourquoi ce mot est employé, et ce qu’il souligne de notre société.

Lorsqu’on se force à être témoin de ces enjeux, en s’éloignant de l’écueil de traiter le symptôme et non la source de la maladie, le chemin à mener devient évident. Il est d’abord nécessaire d’éduquer, de militer pour que nos identités soient mieux comprises. Il faut militer pour que les identités LGBTQI+ fassent l’objet d’une éducation à l’école. Le terme d’homosexualité mène, souvent en premier lieu, à une visualisation de l’acte sexuel homosexuel, ce qui essentialise les identités homosexuelles, bestialisant presque ces personnes. Ainsi, il faut désexualiser l’esprit collectif, ne plus seulement associer l’homosexualité à des pratiques sexuelles, mais à une identité complexe, qui fait et défait les rapports à l’amour, au genre et à la société.

Ce qu’il faut, ce n’est pas lutter pour l’interdiction du mot, qui ne fera qu’alimenter un sentiment d’animosité certain à l’égard de la communauté LGBTQI+, mais d’aller à la racine du problème, en rendant obsolète le mode de pensée qui banalise une insulte au caractère homophobe.

L’heure n’est finalement pas à l’interdiction des mots, au refus de la liberté d’expression, ni à la marginalisation des individus les employant. Les luttes ont évolué pour qu’aujourd’hui, nous soyons en position de militer afin de profondément changer l’esprit collectif. Ce pouvoir est aussi puissant que porteur de responsabilité. Cette responsabilité, collective, est à considérer sous le prisme de notre situation d’anciens dominés, si tant est que nous ne le soyons plus. Souhaitons-nous, en tant que communauté, agir en revanche, ou souhaitons-nous construire un avenir de paix, et d’égalité ? Choisissons-nous de faire le pari de la pédagogie, de la tolérance, ou celui de la facilité ? Certes, faire ce pari demande de la patience, du courage, de la force, mais nous avons tous ces attributs. Nous avons le potentiel d’être ces personnes courageuses, résilientes, capables de produire le meilleur de ce que nous avons à offrir, à condition que nous nous saisissions de ces enjeux.

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