Vox Lux : symptômes aigus du XXIème siècle

Par Julia Mouton
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Publié le 3 février 2023

Sommes-nous les patient·es incurables d’une « ère malade » ? Qu’offrir à un monde dont la chute s’annonce de plus en plus violente ?

Dans son second film, Vox Lux, sorti en décembre 2018, Brady Corbet propose l’histoire de Céleste, une adolescente survivant à une tuerie de masse au collège. Avec sa sœur « Ellie », elles feront du chant une thérapie. Au rythme de sa célébrité, la pop deviendra pourtant la névrose de Céleste, dont l’histoire n’est pas personnelle mais plutôt la nôtre, car Vox Lux se veut « portrait du XXIème siècle » (Vox Lux, A 21st Century Portrait).  Sous plusieurs aspects, l’œuvre aborde les difficultés face auxquelles les dernières générations semblent condamnées à lutter, ou à périr…

Banalisation de la violence

De la fusillade dans sa ville d’enfance à une attaque reliée au personnage qu’elle a construit sur scène, en passant par les attentats du World Trade Center, la vie de Céleste est rythmée par la récurrence des massacres. S’il est surprenant de constater que l’évènement du 11 septembre est si rapidement évacué dans l’économie du film, c’est que Brady Corbet veut montrer combien la violence a été banalisée dans le monde qu’il raconte. Les enfants de notre siècle sont-ils aussi « choqué·es » que leurs parents par les tueries de masse, quand dès leur plus jeune âge iels y sont confronté·es ? Sans compter que les anciens refuges sont de plus en plus obsolètes. L’ecclésiastique proposant le pardon comme remède est-il suffisant quand laisser ses enfants à l’école paraît aussi risqué que de les laisser en zone de guerre ?

Il reste important de noter que bien souvent, quand les États-uniens parlent du « monde », iels le circonscrivent à leur Nation. Si les attentats et les tueries de masse dans les écoles sont toutes deux reflet de la prépondérance de la cruauté, est-il pour autant pertinent de placer les deux sur le même plan ?

D’une part, si les attentats se multiplient en Occident, c’est bien le retour de tels massacres sur ces territoires qui est notable, bien plus qu’un accroissement de la violence dans le monde, qui n’a jamais réellement disparu, bien qu’ignorée. D’autre part, c’est aux États-Unis que la récurrence des fusillades dans les écoles est particulièrement notable. Et c’est ici que la banalisation est la plus frappante, tant on la retrouve dans des films ou séries ( à l’instar de One Tree Hill, épisode 16 saison 3) destinées à des adolescent·es, et bien loin d’aborder le problème de manière suffisamment consciente.

De la même manière, dans Vox Lux, la scène de la tuerie à New Brighton est si crue que l’on saisit combien ces évènements ponctuent le quotidien des États-Unis. Il n’en est pas moins difficile de rapprocher ces évènements du terrorisme, notamment en raison de l’identité des protagonistes (pouvons-nous comparer des adolescent·es, qui n’auraient jamais du avoir accès à de telles armes, à des groupes organisés ? ). 

L’innocence de l’enfance s’évapore

Les plus jeunes semblent faire les frais de cette confrontation précoce à la brutalité du monde, et gagner en maturité plus tôt que ce que leurs aîné·es souhaiteraient. Dès les premières minutes, l’intervention des secours dans la campagne, évoquant l’une des scènes de fin des Cinq Diables (Léa Mysius, 2022), vient briser la paisibilité et le décor féérique. Cette sensation s’amplifie une dizaine de minutes plus tard, quand le doux hommage musical des jeunes sœurs est remplacé par les tambours des gratte-ciels. Le monstre s’immisce dans leur univers, le cadre change radicalement, et leurs personnages sont jetés dans le grand bain. À partir de là, les parents s’éclipsent, et ne seront que brièvement évoqués.

Céleste est avalée par la machine capitaliste, lancée sur le marché. Tout se déroule comme si l’évolution était inversée. Quand la jeune fille est raisonnable, l’adulte est dans la démesure. Celle qui, très tôt, trop tôt, savait consoler sa grande sœur, se détacher des choses les plus futiles, surmonter les plus lourdes épreuves, semble gagner en immaturité au même rythme qu’elle gagne en âge.

Peut-être rattrape-t-elle l’enfance qui lui a été arrachée, quand elle se laisse aller à des caprices ? C’est en tout cas l’impression que peut donner la scène pendant laquelle elle se drogue avec son manager. Celui-ci n’incarne alors plus du tout la figure paternelle qu’il se plaisait à jouer à leurs débuts mais devient le compagnon de jeu de sa protégée dont les désirs sont des ordres, et désordres. Le réalisateur parvient brillamment à montrer combien ces crises sont, parfois, bien plus que des « caprices de star », une urgence pour les adultes de retrouver une légèreté dans une société qui, depuis leur plus jeune âge, leur impose le sombre, le complexe, l’inéluctable.

Le monde des excès

Qui de mieux que la starlette imbue d’elle-même pour témoigner de l’outrance de son ère ? Entre la malveillance des médias, la démesure de la célébrité, l’impolitesse des paparazzis, la chanteuse devient « une fille privée dans un monde public » («a private girl in a public world »). C’est un message d’autant plus frappant qu’il se fait chanson pop, largement diffusée, dont l’autrice n’est autre que Sia. Pourquoi choisir la culture de masse comme vecteur de son appel à l’aide ? Peut-être les stars n’ont-elles pas vraiment le choix. Céleste s’est tournée vers la pop car elle voulait un art qui n’oblige pas le public à réfléchir, qui permette d’oublier le rude quotidien.

Bien que la décadence du milieu de la scène soit propice à l’évasion, la réalité du monde semble inlassablement rattraper les plus « déconnecté·es ». Et puisque la seule voix qui lui est accordée est celle de sa musique, c’est dans celle-ci qu’elle criera sa détresse. C’est pourtant Ellie, reléguée dans l’ombre, malgré ses talents, qui écrit secrètement les paroles. Mais qui de mieux que celle qui subit de plein fouet les effets de la « publicisation » de sa petite sœur pour les raconter ?

Plusieurs critiques ont reproché à Natalie Portman (Céleste adulte) et Jude Law (le manager) de surjouer leurs personnages. Mais peut-être le but était-il précisément de tout disproportionner ? Souligner ne se rapproche-t-il pas d’extrapoler ? S’ils sont tant outranciers, voire exagérés, c’est que leur monde est celui de l’excès. Pas l’univers où triomphe la raison, comme l’idéal humain le rêverait, mais la sphère où l’on ne contrôle rien, où le plus grave est étouffé et réduit au minime, où le plus insignifiant brise une carrière. Les ignominies de la célébrité sont peut-être même l’extrapolation de phénomènes plus discrets à l’échelle des simples vivants, du public, de nous tous·tes.

Sortir du cynisme ?

Si ce film reflète bel et bien le monde du XXIème siècle, une année de plus ne serait que l’adjonction de nouvelles calamités. Depuis la sortie du film, plus de trois années se sont écoulées… trois mètres de plus en dessous du sol ?

Si Brady Corbet se plaît à comparer ce début de siècle avec la société « d’il y a 20 ans », n’hésitons pas à questionner la théorie du « c’était mieux avant », qui bien souvent ne retient que l’agréable d’un passé moins glorieux qu’il n’y paraît. D’ailleurs, lui-même reconnaît que son œuvre ne se veut pas « drame néo-réaliste » mais est plutôt tirée de son imagination. Il cherche à créer un langage qui s’adapte au cynisme qu’il croit percevoir dans les yeux de ses concitoyens. Peut-être le public n’attend-il plus qu‘on lui raconte de belles histoires, et leur préfère la fiction tirée de sa réalité ?

Ne voyons pas en son œuvre la condamnation sans appel de notre époque : il choisit la même actrice pour Céleste adolescente et pour la fille de cette dernière (Raffey Cassidy), car il espère que celle-ci saura mieux appréhender ce monde emmêlé. Si l’avenir de Céleste, et de toute sa génération avec elle, laisse peu d’espoir à une rédemption, peut-être les suivantes sauront-elles trouver les clés qui ont été manquées, ou refusées, par leurs aîné·es ?

Sources 
« Writer Director Brady Corbet on Vox Lux starring Natalie Portman », HeyUGuys, consultée le 26/01/2023, Youtube
Chansons du film
Critiques : Télécâble Sat (My Canal), Olivier Bachelard « Un second long métrage ampoulé » https://www.abusdecine.com/critique/vox-lux/, consulté le 26/01/23

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