Se battre pour une nouvelle ‘realidad’

Par Madeleine Gerber
Photo ©Olivier Desautel
Publié le 15 avril 2023

Rodez-Mexico, de Julien Villa, instaure une nouvelle réalité au Théâtre de la Tempête. Plus que les spectateur·ices d’un conte, nous devenons des insurgé·es rampant dans la boue du Mexique. Quand on est au pied du mur, il ne reste qu’une seule solution : le démolir.

Marco, jeune ouvrier communal, enchaîne bières et écrits de Karl Marx, découvrant une pensée qui lui parle de plus en plus. Sa lutte contre le capitalisme commence quand lui et sa mère sont menacés d’expropriation, à cause de l’agrandissement de la zone industrielle de Rodez. Refusant de poursuivre le cours d’une vie morne, imposée par la société, il s’érige contre tout un système avec son groupe d’ami·es. Ensemble iels tentent de se réapproprier un espace, asservi aux lois du profit. Le rond-point près du centre commercial et le pavillon, voué à la démolition, deviennent leur terrain de jeu, leur terrain de lutte.

Don Quichotte, chasseur de mythe

Rodez-Mexico s’inscrit dans la trilogie des Don Quichotte moderne de Julien Villa, visant à « réenchanter un monde désenchanté ». Après le paranoïaque Philip K. (Philip K., ou la fille aux cheveux noirs), voici le chasseur de mythe Marco. Le jardinier se prend pour un guérillero, s’inspirant de figures révolutionnaires à l’image du sous-commandant insurgé Marcos. Gavé de livres et d’idéaux, le personnage finit par perdre pied dans sa révolte. Il incarne ici un archétype de perdant, dont on rit avec tendresse.

« Les perdants n’ont pas le droit de rire d’eux-mêmes, de créer leurs propres archétypes, leurs propres farces, de se représenter comme transformés et transformables »

Julien villa

L’auteur et metteur en scène pointe du doigt un culte social démocrate du bon goût : « Les histoires de perdants, qui doivent prendre des allures de gagnants, pour faire pleurer les bourgeois ». On manque d’archétype de perdant·es, qui sont toujours relégué·es aux témoignages et documentaires, comme si la fiction ne servait qu’un discours de réussite. « Les perdants n’ont pas le droit de rire d’eux-mêmes, de créer leurs propres archétypes, leurs propres farces, de se représenter comme transformés et transformables ». C’est pourquoi la forme du conte est idéale. Le conte est impur, plein de contradictions, qui se révèlent essentielles. « Mon personnage a tort, d’un point de vue politique. Il se gave de livres et devient fou jusqu’à se révolter. Mais ça ne marche pas comme ça dans la vie » illustre Julien Villa.

©Olivier Desautel

Le théâtre a aussi son rôle à jouer. Il ne s’agit pas de mettre en scène une suite d’informations de manière frontale, mais bien de représenter le monde de biais. « Beaucoup de spectacles font pleurer les gens alors que ce sont des fiches Wikipédia embusquées » s’amuse Julien Villa. Sa pièce n’est pas une vitrine de la pensée zapatiste, aussi intéressante et juste qu’elle lui paraît. Ce n’est pas non plus une révolution. La vraie révolution a lieu dans la rue. C’est là la limite du théâtre pour l’artiste. Prenons garde à ceux.lles qui affirment le contraire, « ils vont finir par transformer la révolution en conférence dansée dans un hall de théâtre » ironise-t-il.

Long fleuve intranquille

Sous les yeux du public, évoluent différents personnages hauts en couleur. De Vincent, le vigile désillusionné, à Maria, la militante fantasque et délurée, en passant par Jean, le penseur de gauche qui n’arrive pas à passer à l’action ; tous·tes incarnent un archétype, sorte de « masque vivant ». On retrouve aussi la figure plus énigmatique du vieil Antonio, « le passeur de monde entre Rodez et Mexico ». Tout tient plus du carnaval de personnages, que de clichés ambulants, qui, pour Julien Villa, ne sont que des archétypes morts. « Le dominant, le bourgeois, peut finir par perdre sa tête dans ce jeu. Il n’a pas d’intérêt au carnaval » souligne-t-il. Le jeu des comédien·nes sert à merveille ces personnalités bien caractérisées, qu’on a peu l’habitude de retrouver au théâtre. Drôle, ridicule, énervant ou touchant, les personnages, comme autant d’échantillons humains, nous emportent dans leur tête et dans leur cœur.

©Olivier Desautel

Marco s’identifie si bien à Marcos, qu’il s’applique à en incarner une nouvelle version. Initiateur d’un mouvement, il en est considéré comme le leader. Nous suivons ainsi le début de sa révolte personnelle, les hauts et bas de l’insurrection et les questions qui se posent sur l’avenir du mouvement. Comment détruire le mythe une fois que celui-ci est érigé ?

« Il n’y aura donc pas de maison-musée ou de plaques de métal là où je suis né et où j’ai grandi. Il n’y aura pas non plus quelqu’un vivant d’avoir été le sous-commandant Marcos. Son nom et sa charge ne seront pas donnés en héritage. Il n’y aura pas de voyages tous frais payés pour donner des conférences à l’étranger. Il n’y aura pas de transfert, ni de soins dans des hôpitaux luxueux. Il n’y aura ni veuve ni héritiers ou héritières. Il n’y aura pas de funérailles, ni d’honneurs, ni de statues, ni de musées, ni de prix, ni rien de ce que le système fait pour promouvoir le culte de l’individu et pour déprécier le collectif. Le personnage a été créé, et maintenant, nous, ses créateurs, hommes et femmes zapatistes, le détruisons. Celui qui comprend cette leçon donnée par nos compañeras et compañeros, aura compris l’un des fondements du zapatisme. Et ce qui ces dernières années devait arriver arriva. Nous avons alors vu que le bouffon, le personnage, l’hologramme donc, n’était plus nécessaire. »

Extrait du dernier communiqué du sous-commandant insurgé Marcos, 2014

La symbolique de l’eau est cruciale dans la pièce, tout comme elle l’est dans la pensée zapatiste. Le débordement incarne les paroles du vieil Antonio, répétées par le sous-commandant Marcos aux habitant·es du Chiapas : « Les ruisseaux ont gonflé la rivière. Maintenant elle change de couleur et descend dans les plaines, d’où elle quittera son nid ». La rivière ne déborde pas sans prévenir, il y a toujours des signes annonciateurs dans le ciel. Le trop plein vient des ruisseaux en haut des montagnes. Ce sont ces paroles qui vont amener les gens à se battre pour la cause de Marcos. La révolution n’est pas déclenchée par un discours sur de grands idéaux, mais par cette image simple et parlante. C’est une parole de révolution. Ainsi le conte sur la ville immergée, narré par le personnage du Vieil Antonio au début du spectacle « n’est pas l’histoire d’un passé, mais l’histoire d’un Rodez futur » conclut Julien Villa.

Sortir des sentiers battus

Le processus créatif autour de Rodez-Mexico, adaptation du roman éponyme de Julien Villa, commence sur la route entre Agen et Bergerac. Les comédien·nes prennent part à des répétitions itinérantes aux allures de marches zapatistes. Tous·tes les participant·es ont lu le roman au préalable. Il n’y a donc plus de spectateur·ices, mais seulement des acteur·ices, chacun·e agissant comme bon lui semble. « On a fini à cent dans la zone industrielle de Bergerac » raconte Julien Villa. En prenant activement part à ces répétitions « marchées », le public devient « complice du travail ».

« J’aime créer le choc entre quelqu’un qui écrit pour jouer et quelqu’un qui joue pour écrire »

Julien Villa

C’est seulement dans un second temps, et pour gagner en précision, que la troupe crée le spectacle dans le théâtre, la « boîte noire » comme l’appelle Julien Villa. L’écriture au plateau permet de bousculer le texte avec des outils d’improvisation. « J’aime créer le choc entre quelqu’un qui écrit pour jouer et quelqu’un qui joue pour écrire » souligne l’auteur et metteur en scène.
La prochaine étape sera la ‘décréation’ : « Une fois le conte bien écrit, on se passe de la scénographie, de tout. On prend des friches, des lieux en plein air, des lieux qui ont une histoire, des centres culturels. On arrive alors avec une beauté augmentée dans ces lieux pour redécouvrir la forme ».

©Olivier Desautel

Sur scène, le décor s’inscrit dans une volonté de confrontation au plateau. Julien Villa utilise la métaphore du featuring. L’artiste plasticien Laurent Tixador propose un espace qui rejette toute magie, et c’est le jeu qui y prend place, qui s’attelle à la tâche de la mystification, propre au conte. Le travail de dépollution du scénographe donne naissance à des éléments composés de déchets plastiques colorés et de bouts de bois, pouvant aussi bien faire office de rond-point, de pavillon que de barricades. La musique revêt aussi une grand importance, accompagnant l’intrigue en direct. Les artistes Clémence Jeanguillaume et Tristan Ikor, font partie intégrante du décor. Amis de Marco, devenus anarco-mariachis, ils prennent ce qui se trouvent à portée de main pour fabriquer ce texte musical.

Rodez-Mexico est un spectacle qui évolue, se crée, se « décrée », et ne reste pas en place. Mille questions vous traversent l’esprit, les émotions vous submergent. C’est une pièce qui a tout intérêt à être vu par un public différent que les ‘bobo bourgeois’ habituels, applaudissant avec passion les spectacles qui les tournent en dérision. Et même si vous n’avez pas tout saisi, tant est qu’on puisse tout saisir, vous en ressortirez certainement avec une puissante envie de révolte, toujours profitable en ces temps perturbés.

***

Rodez-Mexico est joué au Théâtre de la Tempête jusqu’au 23 avril. L’aventure se poursuivra avec la décréation de la pièce en friches. En parallèle de son travail de comédien, Julien Villa s’attelle à l’écriture du dernier roman de la trilogie des Don Quichotte. Inspiré par le manga Dragon Ball, il entend bien traiter le délire de surpuissance en prenant pour sujet une bande de jeunes tombés dans la drogue.

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