Œillères de la lutte, minorités négligées
Par Julia Mouton
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Publié le 30 décembre 2022
La violence d’un État bourreau brise d’une balle de plomb la fluidité du genre et de la danse. Les existences marginalisées sont des luttes, sont en lutte, pourtant elles se sont bien souvent trouvées exclues du mouvement politique. Tengo miedo torero (Je tremble ô matador) s’immisce dans le Chili des années 80, animé de feux insurrectionnels: les porteur·euses du flambeau pourraient-iels abandonner leurs adelphes derrière la fumée ?
En réadaptant le roman de Pedro Lemebel à l’écran, Roberto Sepúlveda choisit de planter les manifestations en décor de la romance entre un activiste et une femme transgenre, qui compose malgré elle avec l’émulation politique ambiante.
Amours antagonistes
La Doña est joie et légèreté. Ses traits durs et masculins, marqués par le temps, amèneront les critiques à l’introduire comme «homme travesti». Pourtant les robes ne sont pas un déguisement, elle se genre au féminin, et fait des codes de la féminité ceux de son identité : elle est femme, femme transgenre.
Mais l’époque n’épargne pas la communauté queer, alors que dire de cell·eux qui vivent sous la dictature militaire de Pinochet ? Fuyant une sanglante descente policière dans un cabaret, elle sera couverte par Carlos, et bientôt La Doña deviendra à son tour le refuge du jeune militant.
Le mouvement politique s’imposera sans cesse au cœur de la relation naissante, plaie suintante causant agitation pour lui et désenchantement pour elle. Leurs allégeances sont opposées, et leurs horizons bien différents, l’une enthousiasmée par les relations interpersonnelles, l’autre fidèle à la cause nationale. Carlos semble faire corps avec son activisme, insaisissable, imprévisible et inquiet, sa dévotion matérialisée par les cartons de « livres » de ses camarades. Il n’est présent chez son amante que pour eux, qu’avec eux, et s’éclipsera au gré de leurs déplacements.
Une lâche neutralité politique ?
Même l’assassinat de Potoloco par les autorités ne souillera pas la joie de vivre de Doña Olguita et ses amies, la vie est célébrée jusque dans ce climat morbide… par inconscience ? À la réalité qui lui « fait peur », elle préfère le monde de la nuit, de la musique, du théâtre, celui de l’imagination et de la réinvention de soi. La brutalité extérieure est un aléa laissé sur le bas-côté : s’il faut composer avec elle, ainsi sera-t-il, mais elle ne la bouleversera pas.
L’arrivée de Carlos coupe court au rêve éveillé, Olguita plongera dans le grand bain bien malgré elle, déambulant entre les corps dénonçant la liberté atrophiée. Confrontée aux manifestations, elle peine à trouver sa place dans ces mouvements, qui demandent force et robustesse, stéréotypes de la virilité, exigence tyrannique qu’elle a pourtant rejeté depuis sa plus tendre enfance.
Mais comment peut-elle apparaître si dépolitisée alors que dès les premiers instants l’État la violente ?
La Doña n’est pas perdue dans des chimères, elle est désabusée. Ce n’est pas par confort qu’elle se tient éloignée de la lutte, mais parce qu’elle ne se sent pas la bienvenue en son sein. Si leur mode de vie semble étonnamment utopique, ses amies et elle s’inscrivent déjà par rapport au système, en faisant fi de lui, en lui riant au nez.
Les « folles » sont les grands sages. Leur appréhension frivole de la réalité cache une grande lucidité. Sur le mouvement qui se déroule sous ses yeux, et même entre ses murs, La Doña ne s’illusionne pas : Carlos a beau lui reprocher son détachement, elle refuse de se dévouer à un pays qui lui jettera toujours des regards interloqués et désapprobateurs, elle est une paria pour les parias.
Sans mépriser l’engagement de son amant, elle le regrette. Car la lutte politique, prise dans son propre tourbillon, porte quelques fois des œillères. Face à l’urgence, le mouvement peut en venir à laisser de côté les éternel·les opprimé·es. Pour La Doña, la quête du grand amour devrait combler celle de pouvoir vivre au grand jour. Et c’est pourtant ainsi qu’elle sera embarquée dans l’épicentre d’un mouvement qui la dépasse…
Ainsi, Tengo Miedo Torero pose des questions essentielles, quant aux antagonismes des luttes (qui semblent inéluctablement se rejoindre) mais n’oublions pas que le film place la focale sur un binôme bien spécifique, sur une relation maintes fois dysfonctionnelle, qui ne doit pas balayer d’un revers de main l’intersectionnalité et la volonté de faire front ensemble.
Le film est d’ailleurs disponible sur la Médiathèque Numérique (accessible depuis l’ENT, à partir de la plateforme Mikado pour les étudiant·es de Paris 1).