Aux peuples

Par Julia Mouton
Photo DR
Publié le 28 mars 2023

La force de l’oxymore est inépuisable en ce que chaque pôle puise son étincellement dans l’autre. Il en va ainsi de la fiction réaliste, de la réalité fictive. Le film The Uprising est le puzzle du Printemps arabe. Le réalisateur fait des images d’amateur·ices les actes d’un conte, celui d’une révolution.

En 2013, Peter Snowdon réalise The Uprising. À partir des images prises par des manifestant·es pendant le Printemps arabe, il construit son récit.

Pas de figurant·es, que des composant·es

Le film s’ouvre sur une image floue et sombre. Les scènes qui lui succéderont ne seront pas plus nettes. Ce sont des vidéos pixélisées, prises dans l’urgence. Pas de démarche artistique.

Mais est-ce pour autant un documentaire ? De simples archives ? Loin de là. Nul besoin d’identifier les détails. L’œuvre ne décrit pas et ne montre pas non plus. Elle raconte. Les images lisses sont inutiles aux histoires, puisqu’elles ne sont qu’un support, le tremplin de l’imagination. Nous nous réapproprions les contes, ils résonnent différemment en chacun·e de nous, et la symphonie n’en est que plus belle.

En faisant de chaque extrait vidéo, une scène de son film, divisé en jours, précédant un certain Jour-J (Sera-t-il l’apocalypse ? L’accalmie? Quel peut-être le bouquet final d’une telle escalade des violences ?), Snowdon fait des manifestant·es non pas des preuves, des « choses vues » mais des acteur·ices qui font et qui sont la révolution ; qui n’étaient pas simplement là.

La caméra n’est pas un œil, elle est un corps

Cela aurait été bien plus délicat avec des images construites par des professionnel·les, qui ont une mission bien précise : encadrer l’évènement et repartir avec dans la boite. Si ce n’est en rien un blâme qui leur est adressé, reste qu’un œil extérieur observe, s’infiltre, et, si magnifiquement puisse-t-il le faire, il garde le gilet «press».  

Les difficultés de cadrage des images composant The Uprising ne sont pas simplement à comprendre comme résultant de l’inexpérience de leurs réalisateur·ices. Elles sont, au-delà de soucis techniques, le signe que cette histoire est impossible à enfermer.

La caméra est immergée dans le mouvement, celui·celle qui la tient n’est pas son ouvrier·ère mais iel l’emmène à sa suite. Elle est prise dans l’urgence, rencontre incessamment de nouveaux visages, n’est pas un rempart contre les autorités, et est traversée par tout le visible, par tout le dicible. Elle ne capture pas, elle suit, elle plonge. Mais la caméra reste objet (ici souvent smartphone), et elle est un bien petit corps face au grand mouvement, à la tornade dans laquelle elle s’engouffre. Jamais elle n’égalera la mémoire, les visions, les ressentis. Et c’est peut-être pour le mieux…

Et la rue, elle est à qui … ?

Au-delà de l’originalité de l’œuvre, lui donnant un superbe élan de vitalité, c’est aussi la véracité, à comprendre ici comme l’authenticité du propos de celui·celle qui vit ses dires, qui fait de ce conte-agrégat une ode à la révolution.

«Descendre dans la rue» est une bien claire expression, mais il s’agit de prendre la rue. Les manifestant·es ne sont pas sur la rue, comme une bille sur une planche, iels envahissent la rue, s’y mêlent, comme on s’enroule dans des draps. À l’image, pas un seul trottoir vide, chaque parcelle du chemin est pavée, si ce n’est des insurgé·es, alors de leur sang.
Et ce n’est plus uniquement la blessure de l’individu, c’est la plaie de l’entité entière, celle de tout le peuple. Il est un face à la brutalité des autorités comme il est un, face à la répression de l’État. Les chants et les prières les unissent, certain·es laissent exploser des cris du cœur face aux caméras. Iels brandissent leur colère à en faire trembler l’image, s’en saisissent, l’aspirent, la prennent aux tripes.

On ne nous montre pas la fureur, on ne plane pas au-dessus comme au-dessus d’un dragon en marche, on se retrouve en face à face avec elle. Alors les pertes humaines et la violence étatique ne sont ni le cœur du film, ni laissées de côté, elles sont dans la continuité d’une oppression qui dure depuis bien longtemps déjà. Mais à chaque affront dissonant, c’est l’harmonie du peuple qui reprend de l’élan, c’est le sens et l’urgence de la lutte qui se renforcent.

Le cinéma fait arriver les choses, mais le mouvement social attire le cinéma à lui. The Uprising est le souffle révolutionnaire des peuples du Printemps arabe, qui se répand du Yémen à la Tunisie, en passant par la Syrie, la Libye, l’Égypte, le Bahreïn. L’hommage se clôt par les mots suivants1.

« It is no use to sneer, and cry ‘why these revolutions ?’
No use for the sailor to scorn the cyclone and cry,
‘Why should it approach my ship ?’
 
The gale has originated in times past, in remote regions.
Cold mist and hot air have been struggling long before
The great rupture of equilibrium – the gale – was born
 
So it is with social gales also.
Centuries of injustice, ages of oppression and misery,
Ages of disdain of the subject and poor, have prepared the storm.»

Pyotr Kropotkin

Nota bene : Ce film est disponible sur la médiathèque numérique de l’ENT Paris 1.

1 Traduction: « Il est vain de s’écrier ‘pourquoi ces révolutions?’ /Vain pour le marin de mépriser l’ouragan en disant /‘Pourquoi gagnerait-il mon bateau’ ? /La tempête est née dans des régions lointaines. /Les airs froids et chauds s’affrontaient /Bien avant qu’elle ne surgisse. /Il en va de même avec les tempêtes sociales. /Des siècles d’injustice, d’oppression et de misère, /Des éternités de mépris envers les soumis et les pauvres, ont préparé l’orage. »

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