Mort de Théoneste Bagosora

Par Océane Guinchard
Publié le 3 mars 2022

Le “colonel de l’apocalypse”,  cerveau du génocide des Tutsis au Rwanda, est décédé le 25 septembre 2021. De nouveaux enjeux apparaissent, comme celui du lieu de sa sépulture.

“RIP papa”. C’est par ces mots succincts que, ce samedi 25 septembre 2021, Achille Bagosora annonce, sur sa page Facebook, le décès de son père, Théoneste Bagosora. C’est l’un des principaux responsables du génocide perpétré contre les Tutsis, en 1994, au Rwanda.                                                                   

« Cet homme a orchestré notre destruction en 1994 et il a tout perdu. Même les tueurs meurent ! Cela me fait bizarre », nous confiait, le 26 septembre, Jeanne, une rescapée du génocide des Tutsis. Pour le général Roméo Dallaire, commandant des casques bleus au Rwanda, en 1994, Bagosora était « soit la personne la plus insensible d’Afrique, soit la réincarnation de Machiavel en train d’exécuter un plan retors ».

Surnommé « le colonel de l’apocalypse », ce dernier purgeait une peine de 35 ans de prison pour crime de génocide. Si, en 2011, la chambre d’appel du Tribunal pénal international (TPI) n’avait pas conclu qu’il avait lui-même ordonné les crimes dont il était accusé, cette dernière a tout de même conclu « qu’il savait qu’ils allaient être commis et n’avait rien fait pour les prévenir ». Théoneste Bagosora était enfermé dans la prison de Koulikoro, à 57 km de Bamako, capitale du Mali où des génocidaires, condamnés par TPI, purgent leur peine à l’abri des regards. Il est décédé des suites de problèmes cardiaques, à l’âge de 80 ans, éloigné de sa famille et de ses enfants, dont son fils qui vit en France.

Retour sur le génocide des Tutsis

Après les massacres perpétrés sur les populations arméniennes et juives d’Europe, le génocide des Tutsis en 1994 fut le dernier du XXe siècle. Orchestré par le parti au pouvoir au Rwanda, ce dernier a fait un million de victimes, en l’espace de trois mois.

La réincarnation de Machiavel en train d’exécuter un plan retors

Roméo Dallaire, commandant des casques bleus au Rwanda en 1994

Le massacre des Tutsis, comme bon nombre de génocides dans l’histoire, a débuté par une phase de stigmatisation de la population, suivie de sa persécution, pour s’achever avec sa mise à mort. Pour autant, ce meurtre de masse a un caractère particulier, du fait qu’il est le premier « génocide de proximité ». Bourreaux et victimes étaient en effets des voisin·es. Voisin·es comme le sont aujourd’hui les survivant·es Tutsi et les Hutus, accusé·es de crimes par les juridictions de proximité, mises en place par le nouveau régime. De fait, nous assistons ici à une dynamique horizontale des massacres, d’où le terme « proximité », car les ordres conduisant à ces massacres ne venaient pas spécifiquement des politiques, mais bel et bien de la volonté d’exterminer, qui naissait au sein de chaque individu, endoctriné par sa famille, ses ami·es ou son entourage.

Il faut remonter à la colonisation du pays par la Belgique, dans les années 1900, pour constater les premières formes de hiérarchisation des différentes ethnies du pays. Les Tutsis, peuple minoritaire, jugé supérieur aux deux autres ; les Hutus et les Twas, qui ont accès à l’éducation et aux emplois à haute responsabilité. En 1931, les colons font le choix d’intensifier la discrimination raciale, en instaurant la mention de l’ethnie sur les papiers d’identité. Toutes les mesures d’exclusion et de stigmatisation  liées à la race n’ont fait qu’accroître le sentiment de haine entre les peuples.

En 1962, le Rwanda proclame son indépendance et les Hutus, peuple majoritaire, prennent alors le pouvoir et la situation s’inverse. Les Tutsis, qui jusque-là constituaient l’élite du pays, n’ont désormais plus aucun droit. Les tensions ne font que s’amplifier au fil des années. Des milliers de civil·es sont régulièrement massacré·es, et nombreux sont ceux·lles à fuir le pays.

Persécuté·es et massacré·es tels des animaux

Avec la légalisation du multipartisme en 1991, l’opposition parvient à se manifester et le pouvoir hutu développe une propagande venimeuse, qui conditionne progressivement et psychologiquement la population au génocide. La préparation des médias, tout comme le poids des mots, sont déterminants : les Tutsis sont assimilé·es à des « insectes » qu’il convient d’exterminer. Ce processus d’animalisation va conduire, en avril, au début du génocide, à une véritable chasse au « gibier » suivie d’une mise à mort des victimes, abattues avec cruauté comme du vulgaire bétail.

« Cette disparition amène à se poser une question : où Bagosora sera-t-il inhumé ? », se demande le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR). De fait, plusieurs membres de sa famille résident en France, et le CPCR craint que sa dépouille soit accueillie dans l’hexagone, comme l’ont été celles d’autres génocidaires rwandais : « Il ne faudrait pas [que sa tombe] devienne un lieu de pèlerinage ». En effet, il convient de rappeler que des dizaines de génocidaires présumés se cacheraient, encore aujourd’hui, en France. L’arrestation de Félicien Kabuga, financier du génocide au Rwanda, à Asnières sur Seine, le 16 mai 2020, en est la preuve. De même que le rapatriement, en 2018, de la dépouille de Simon Bikindi, chanteur qui soutenait le massacre des Tutsis à la radio. Ou encore, en 2010, celui de Jean-Bosco Barayagwiza, président du parti extrémiste CDR, l’un des fondateurs de la RTLM, radio rwandaise qui a joué un rôle important durant le génocide.

Lorsqu’elle a appris l’arrestation de Félicien Kabuga, Jeanne Uwimbabazi s’est dit que quelque chose allait peut-être changer. « J’ai eu des frissons sur tout le corps, je me suis assise, je me suis dit dix fois : c’est pas vrai, c’est pas vrai, c’est pas vrai… ». Jeanne avait 16 ans en 1994 à Kigali. Tendons sectionnés, coup de machette dans la nuque ; elle fut littéralement laissée pour morte. Ses sœurs, ses parents, d’autres proches encore, ont tous été massacrés.

« Ne repose jamais en paix », a commenté samedi 25 septembre 2021, sur Twitter, une rescapée du génocide, en apprenant le décès de Théoneste Bagosora. La mort efface, en principe dit-on, les ressentiments, mais cet homme, condamné pour crimes contre l’humanité, aura incarné plus que quiconque la volonté d’exterminer une minorité au sein de son pays au printemps 1994. Il est donc certain que jamais un tel massacre ne pourra être pardonné ou bien même compris. De fait, peut-on permettre le rapatriement sur nos terres du corps d’un tortionnaire, un bourreau qui a brisé des familles entières et qui a décimé la quasi-totalité d’une population ? Et cela, alors même que la France s’est engagée à commémorer, le 7 avril, la journée internationale de réflexion sur le génocide des Tutsis, établie par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2003 ? Un étrange paradoxe qu’il faudra suivre ces prochains mois…

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