L’arme nucléaire financière
Par Marion-Eva Zatchi-Bi
Illustration : Nathéane Le Meur, @nxthexne (Instagram)
Publié le 11 avril 2022
En réponse à l’invasion de l’Ukraine, en février dernier, la Russie s’est vue infliger des sanctions par différent·es acteur·ices de la communauté internationale. Principalement d’ordre économique, elles incluent, entre autres, une exclusion du système SWIFT, un réseau de messagerie bancaire. De nouveau sous les feux des projecteurs, ce système inventé en 1973 est considéré comme une arme nucléaire financière. Son utilisation dans diverses affaires interroge toutefois sur l’organisation et le contrôle des banques à l’échelle internationale, ainsi que leur surveillance par deux puissances, aux forces asymétriques, qui l’utilisent à des fins politiques.
Le réseau Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) est aujourd’hui un indispensable, pour effectuer des transactions financières à l’échelle internationale. Cette société coopérative belge, créée en 1973, a pour objectif la gestion des flux de messages financiers. Elle propose un service de messagerie sécurisée et standardisée, qui permet, une fois la négociation entre deux acteur·ices finalisée, la transmission des informations bancaires nécessaires à l’exécution de l’ordre du transfert. Ce système relie aujourd’hui près de 11 000 institutions financières comme des banques (300) ou des sociétés. L’intégration à ce réseau est donc nécessaire pour pouvoir être mis·e en connexion avec tout le marché financier international en peu de temps. À l’inverse, en être exclu·e représente plusieurs désavantages dont, en premier lieu, la lenteur des transactions financières. Mais cela a aussi un impact sur les entreprises nationales et étrangères sur place, qui peuvent faire face à un manque de financement.
Depuis sa création, plusieurs pays ont été exclus du système ; parmi eux nous pouvons citer Cuba, la Corée du Nord ou encore l’Iran. Leur exclusion est majoritairement due à des enjeux politiques et géopolitiques. Il convient de rappeler que le réseau Swift n’est pas un acteur politiquement neutre. Toutes les données relatives aux transactions bancaires sont soumises à deux législations différentes ; celle de l’Union européenne et celle des États-Unis. En effet, les serveurs existants sont localisés en Europe et en Amérique du Nord. La société peut donc être contrainte à certaines actions par ces deux acteurs politiques.
Un moyen de pression politique et géopolitique
Ce dispositif de messagerie bancaire a été utilisé de nombreuses fois à des fins politiques et géopolitiques comme en 2014, lorsque l’Union européenne avait envisagé « l’exclusion de la Russie de la coopération nucléaire civile et du système Swift ». Cette menace est énoncée en raison de l’annexion de la Crimée, ainsi que des violations de l’espace aérien finlandais et baltique. Elle a récemment été appliquée dans le cadre de l’invasion de l’Ukraine.
L’utilisation de ce système pour les Américain·es vise principalement la valorisation des intérêts de la nation, tout en éliminant les possibles adversaires commerciaux et financiers
Contrairement à la Russie récemment sanctionnée, la Corée du Nord a vu toutes ses banques se faire déconnecter du réseau bancaire en 2017. Ce processus entamé en 2006 par la communauté internationale fait suite au premier essai nucléaire nord-coréen. L’isolement économique des pays serait une arme plus ou moins efficace, pour contraindre les pays à agir selon les lois de la communauté internationale, sous l’égide de l’Union européenne et des États-Unis ou à l’écarter en cas de désobéissance. Cependant, même si ces deux acteurs sont censés collaborer étroitement pour diriger cette institution, des querelles internes ont parfois lieu.
Une relation inégale
Depuis les évènements du 11 septembre 2001, Washington a indirectement pris le contrôle du réseau, en appliquant l’extra-territorialité de son droit, au détriment de l’Union Européenne. Cette mainmise est visible grâce à deux affaires. En premier lieu, la mise en place du programme TFTP, Terrorist finance tracking program, qui, en collaboration avec le département du Trésor américain, la CIA et le FBI, utilise les données bancaires stockées dans les serveurs Swift en Virginie, pour remonter jusqu’aux réseaux de financement terroristes. L’utilisation des données personnelles et leur protection ne sont pas considérées, aux États-Unis, comme des droits fondamentaux, contrairement à l’Europe.
La publication de cette affaire n’a eu que très peu de répercussions sur les autorités américaines. En effet, les dix ans de procédure judiciaire se sont soldés par la signature de l’accord « SWIFT II » (entré en vigueur en août 2010) qui autorise le transfert de certaines données vers les serveurs américains. Toutefois, un rapport de l’Autorité de contrôle commune d’Europol met en avant le caractère illusoire de cet accord dans la mesure où : « L’intégralité des données européennes demandées par les autorités américaines avait été communiquées par l’agence chargée d’en limiter la transmission ». Cette possibilité pour Washington de récolter des données bancaires à l’international est une arme à double tranchant. La surveillance pourrait aussi concerner des pays membres de l’Union européenne.
Cette décision du Parlement européen a permis une plus grande inversion des rapports de forces, qui s’est vue lors de la suspension de certaines banques iraniennes du réseau Swift en 2018. La décision de Donald Trump de se retirer des accords nucléaires de 2015, avait pour objectif d’handicaper l’économie iranienne dépendante des exportations de pétrole, mais également de freiner les ambitions nucléaires du pays. Pour remplir cet objectif, la société bancaire a dû faire un choix entre les sanctions brandies par le gouvernement américain, si l’entreprise continuait à traiter avec le pays, et l’injonction de l’Union Européenne à ses entreprises, les avertissant que le respect des sanctions américaines les exposerait à des pénalités. Elle a décidé de suivre les ordres du président américain, et ce, malgré les tentatives de négociation des Européen·nes. L’utilisation de ce système pour les Américain·es vise principalement la valorisation des intérêts de la nation, tout en éliminant les possibles adversaires commerciaux et financiers, tout cela aux dépens de l’Union européenne.
Émergence d’alternatives
Face au contrôle du réseau Swift par deux entités politiques, de nouvelles alternatives émergent dans le domaine de la messagerie bancaire. Celles-ci sont également motivées par la naissance de nouvelles monnaies numériques ou encore la création de nouvelles normes de transactions comme ISO20022, une norme régissant l’échange de données informatisées entre les institutions financières.
Un des exemples des nouvelles innovations est celui de la Chine, qui développe en 2015 son propre système de paiements internationaux en RMB (Yuan). Le système, en plein développement, s’appuie toujours sur le réseau Swift, en attendant d’être plus opérationnel et compétitif. Celui-ci n’exerce pas dans le même domaine, il est présent dans le domaine des « clearance and shipment » (« dédouanement et expédition ») contrairement à Swift, qui est dans la messagerie bancaire. Le pays développe également le yuan digital.
Dans une logique d’indépendance monétaire, le groupe E3 (France, Allemagne, Royaume-Uni) crée l’INSTEX en 2019. Composé de plusieurs pays européens, comme le Danemark ou la Norvège, ce réseau qui fonctionne en circuit restreint, vise à conserver des liens économiques avec l’Iran, suite au retrait des Américain·es en 2018. Grâce à ce système, ces pays peuvent échanger avec l’Iran sans utiliser le dollar américain, ce qui permet une certaine indépendance. Suite aux menaces d’exclusion du réseau bancaire en 2014, la Russie a elle aussi développé son propre réseau de transfert financier. Principalement utilisé pour des échanges internes, ce système, tout comme les autres, a pour objectif une certaine indépendance financière.
Dans les prochaines années, de nouvelles institutions financières vont peu à peu concurrencer le réseau Swift, jusqu’alors dominant. La multi-polarisation des institutions de transactions bancaires risque d’avoir un impact sur les rapports politiques et géopolitiques, qui lient les grandes puissances de notre ère.
Sources:
Y.MALOT, E.FAVIER-BARON, S.DEVILLIERS GUENDOUZE & V.WOILLET, « Le système SWIFT : une arme géopolitique impérialiste »(volet 1-4), Blast, 2021
L’AFP dans Le temps, « Le réseau SWIFT suspend des banques iraniennes après le retour des sanctions américaines », 5 novembre 2018
Walt Street Journal- How secure Is the Swift Network ?, 2018. Disponible sur: https://www.youtube.com/watch?v=1TZlZkjzajU