Bonheur vénéneux
Par Julia Mouton
Photo DR
Publié le 21 novembre 2022
Une phytogénéticienne crée une plante pourvoyeuse d’allégresse pour ceux·elles qui s’en approchent, mais se laisse dépasser par son Frankenstein…
Guidé·es par la flore artificialisée, Jessica Hausner nous invite à un voyage olfactif et enivrant avec Little Joe (2019), interrogeant les déroutes de l’expérimentation scientifique, qui se met en quête du bonheur, un croisement d’ultra-rationalité et de passions.
Scientifiques dépassé·es
Dès la première scène le·a spectateur·ice assiste à l’industrialisation et à la prise de contrôle de l’humain sur son environnement. Toutes ces plantes alignées, identiques, sous surveillance, ne ressemblent en rien à la flore sauvage à l’état naturel. Seraient-ce des prototypes ? Huxley y retrouverait presque les bébés éprouvettes de son Brand New World (1932)…
Et si les ingénieur·euses se laissaient dépasser par leurs inventions ? La plante créée par Alice (magnifiquement interprétée par Emily Beecham) semble bien s’autonomiser, pour finir par échapper au contrôle de sa propre créatrice.
C’est un basculement progressif, un enlisement qui nous emporte. Si la phytogénéticienne est d’abord déconsidérée, elle et son invention « naïve » ; elle est ensuite exclue par la prolifération de cette même plante artificielle, qui emportera l’adhésion de tous·tes, comme endoctriné·es.
Anatomie d’un envoûtement
Nous chavirons discrètement, tant la réalisatrice orchestre un film au rythme lent, envoûtant, qui nous fait apparaître les évènements « chocs » comme des effets collatéraux, de second plan.
La bande son n’est pas étrangère à cet effet « sable mouvant » : l’œuvre musicale du compositeur japonais Teiji Ito répand un brin de finesse et de légèreté, contrastant avec le cadre froid du laboratoire. Mais c’est aussi un chant des sirènes, un charmeur de serpents ; l’harmonie semble vicieuse. D’un éclat, la musique est interrompue par des sons brusques, semblables aux aboiements d’un canidé alertant d’un danger. L’ambiance se fait malaisante, nous nous sentons frôler les limites, glisser dans un champ de l’expérimentation qui nous échappe. Nous franchissons des portes interdites.
Le jeu de lumière est également saisissant : des tons froids et déshumanisants du laboratoire, on glisse vers des tons chauds, quand la plante s’insère dans le foyer d’Alice. C’est un nouveau pas franchi par l’enchanteresse, invitée envahissante, qui se fera tentatrice, au sein même de l’intimité familiale.
Aliénante industrie du bonheur
De la comparaison avec Huxley, c’est également la froide exploitation que l’on peut retenir. Little Joe répond à un besoin cruellement humain : maximiser son bonheur. La félicité deviendrait alors un processus mécanique et individualiste, un endoctrinement qui conduirait à un « isolement ensemble ».
Tel la machine du bonheur de Robert Nozick ou le scénario de Matrix, tous·tes enchevêtré·es dans le même logiciel, mais aussi séparé·es par lui, car coupé·es de la réalité.
Le bonheur est-il satisfaisant s’il est artificiel ?
Bien que la réponse ne fasse pas consensus, Jessica Hausner nous dresse ici un tableau bien sombre d’un tel monde: le·a spectateur·ice s’identifiera aussi longtemps que faire se peut à Alice, la phytogénéticienne, constatant l’aliénation grandissante de ses proches, bientôt tous·tes à la merci de Little Joe. Mais comment être sûr·e que nous ne sommes pas nous-mêmes en proie au délire, si tout le monde semble possédé·e ?
Little Joe, être végétal, image de l’innocence et de la vulnérabilité, deviendra l’incarnation d’un monstre, telle une plante carnivore… On y réfléchira à deux fois avant de se lancer dans des boutures !