UN REGARD SUR LA COVID-19 ET LE MONKEYPOX [Partie I]
Ce qu’aurait dû nous apprendre l’épidémie du VIH/Sida
Par Lucas Fernandez
Illustration Madeleine Gerber
Publié le 22 mars 2023
Le 12 mars 2020, Emmanuel Macron a tenu une allocution télévisée afin de répondre aux inquiétudes concernant l’épidémie de Covid-19, touchant toujours plus fortement la France. Il a introduit son intervention en déclarant que « cette épidémie est la plus grave qu’ait connue la France depuis un siècle ».
À ce moment-là, mon état de sidération face à la situation ne m’a pas fait prendre en compte les mots énoncés par le Président à leur juste valeur. Mais, après avoir lu Ce que le sida m’a fait, art et activismes à la fin du XXe siècle, d’Elisabeth Lebocivi, activiste lesbienne et historienne de l’art, j’ai pris conscience que cette courte phrase en disait bien plus qu’il n’y paraissait. Pour l’autrice, cette déclaration hiérarchise les pandémies et montre que les « quarante millions de mort du VIH/sida » et « la quantité de pratiques et outils forgés dans la lutte […] ne comptent pas1 » assez pour entrer dans l’histoire de la France.
En disant cela, Emmanuel Macron fait preuve au mieux d’une méconnaissance de la crise du Sida, débutant en 1981 en Occident, au pire d’un déni de ses conséquences terribles pour la communauté gay et de sa gestion catastrophique par les gouvernements. Cette position n’est pas surprenante de la part de son gouvernement, quand on sait qu’aucun·e membre du gouvernement n’a assisté au congrès international sur le VIH de 20172, moment pourtant important pour la lutte contre le VIH/sida, qui se tient tous les deux ans.
Épidémie invisibilisée et leçons oubliées : redécouvrir l’histoire du VIH
Parler de la pandémie de la Covid-19 en effaçant celle du VIH/Sida annonçait déjà que le gouvernement ne mobiliserait pas l’expérience, le savoir, les « pratiques et outils forgés dans la lutte » contre le VIH/Sida pour agir de manière efficace contre le coronavirus.
Le gouvernement Macron a géré la pandémie de la Covid-19 de manière totalement opposée à la gestion du VIH/sida dans les années 80/90. Alors que les communautés touchées par le virus du sida devaient se débrouiller toutes seules pour survire et s’organiser pour mobiliser l’État français, le gouvernement Macron a géré la crise de 2020 de manière unilatérale, imposant les décisions sans réelles discussions.
L’on pourrait se dire que cette attitude était un mal pour un bien, car la France traversant une grave crise, il valait mieux une réaction rapide, mais verticale, plutôt qu’aucune réaction. De mon point de vue, ces deux formes ne doivent pas être les seules options disponibles, car elles sont responsables de dérives renforçant les crises plutôt que l’inverse.
Mon propos part du principe que, si le gouvernement français, si tous les gouvernements, avaient pris en compte la crise du VIH/sida – épidémie qui n’est toujours pas terminée faut-il le rappeler, la crise de la Covid-19 aurait certainement pu être mieux gérée et elle aurait eu un moins fort impact sur l’Humanité.
Nous nous intéresserons d’abord à l’histoire des savoirs, des outils et des pratiques créés dans l’urgence de la crise du sida pour mieux lutter contre elle, pour ensuite montrer que cette histoire aurait dû être mobilisée afin de lutter contre le coronavirus.
Principes de Denvers
Lors du Deuxième Forum National en 1983, se tenant à Denvers (Colorado, Etats-Unis), un groupe vivant avec le VIH/sida (dont Michael Callen, Bobbi Campwell et Dan Turner) et assistant à ce forum, remarque que les conférences parlent du VIH/sida, sans que la parole ne soit donnée directement aux concerné·es. Alors, iels forgent le Comité des Personnes Vivant avec le VIH (CPVVIH), faisant adopter un texte qui deviendra fondateur dans la lutte contre le VIH/sida ; « Les Principes de Denver ».
Partant du constat qu’« étant donné que vous ne pouvez rien faire pour sauver nos vies, écoutez au moins ce que nous avons à dire sur notre vécu de la maladie et reconnaissez-nous comme les maîtres de nos propres vies »3, les Principes proposent d’établir un rapport d’égalité entre les soignant·es et les malades. Ils donnent des directives au personnel médical (telles qu’écouter le ressenti des patient·es face à telle ou telle pratique, se remettre en question face à son savoir concernant le VIH etc). Mais les Principes de Denvers recentrent également la place des personnes atteintes du VIH/sida comme actrices de soin :
Comme l’indique Didier Lestrade dans son livre Act-Up, une histoire, les Principes de Denver ont eu l’effet d’une « bombe5 » donnant une impulsion à la prise en charge de la lutte contre le sida par les malades. Il fait état du même ressenti que les membres du CPVVIH :
Dès lors, les chercheur·euses et soignant·es ne peuvent plus faire sans les malades du sida, iels doivent travailler, discuter, débattre, s’écouter mutuellement ; « les malades du sida devaient être sollicités et représentés à tous les niveaux de la recherche. Ils devaient être présents aux conseils d’administration des associations de lutte contre le sida7 ». Quant aux malades, il leur est nécessaire de s’auto-éduquer et de s’auto-former pour travailler avec les scientifiques, puis pour pouvoir transmettre ce savoir à leurs pairs.
Les associations au cœur de la diffusion du savoir
Selon l’auteur, les associations de lutte contre le sida ont comme responsabilité première d’informer sur les modes de transmission du VIH et sur ses moyens de préventions / traitements ; elles doivent être « un lien entre la recherche et les malades ». C’est pourquoi Act Up-Paris, sur le modèle d’Act Up-New-York, a mis en place une commission médicale pour s’informer et partager le savoir médical.
La commission devait d’abord rattraper son retard face aux autres pays. Elle entreprit de lire et de traduire les brochures médicales, notamment étatsuniennes, qui avaient la particularité de publier des résultats d’études médicales partiels ou non-officiels, pour que l’information circule au plus vite, grâce à leur étroite collaboration entre malades et chercheur·euses – détournant ainsi le long processus de publication des résultats dans des revues prestigieuses ou des conférences. Après la traduction de ces textes, ils étaient distribués lors des réunions hebdomadaires8.
Pouvoir s’approprier les savoirs médicaux, les comprendre, puis les partager, était alors essentiel pour mieux affronter le VIH. Souvent les malades en savaient autant, voire plus, que leur médecin, du fait des canaux de transmission du savoir multiples et du sentiment d’urgence face à la crise. On ne vivait pas avec le sida, mais « en » sida9. On ne peut que souligner le courage et l’importance de cette forme co-constructive de lutte, qui est preuve de résilience et d’ingéniosité face à un fléau encore méconnu à ce moment-là. S’approprier ce savoir, c’est pouvoir mieux le comprendre, mieux le démystifier, mieux le combattre, mieux (sur)vivre. Didier Lestrade dit ainsi : « Quand quelques-uns se mettent à parler de traitements, qu’il s’agisse de ceux qu’ils prennent ou de ceux qu’ils essaient de comprendre, il se passe quelque chose de magique10 ».
Ce savoir communautaire produit et transmis par les militant·es de la lutte, contre le VIH/sida, est toujours utile aujourd’hui et on voit encore concrètement son apport. En effet, grâce à la revendication de l’action directe des malades, dans la lutte contre le sida, le champ de la médecine s’en est trouvé ouvert et enrichi vers une approche de « démocratie sanitaire ».
La démocratie sanitaire
La « démocratie sanitaire » est définie par Marie-Hélène Okolo et Vincent Douris, dans un chapitre homonyme du catalogue d’exposition VIH/Sida, l’épidémie n’est pas finie, exposition au MUCEM ayant eu lieu du 15 décembre 2021 au 2 mai 202211, comme étant : « La participation des usagers du système de santé aux parcours de soins et à la prise en charge, et à la représentation de personnes ne venant pas du secteur médical au sein des instances d’orientation et de décision12 ».
On remarque tout de suite que les militant·es sida, voire toutes les personnes séropositives, participent activement à une forme de démocratie sanitaire. On pourrait même dire que deux des Principes de Denver13 se sont institutionnalisés.
En France, les séropositif·ves sont représenté·es, entre autres, dans les Comités régionaux de coordination de la lutte contre les IST et VIH (Corevih) existant depuis 2007. Ces comités concentrent un panel très varié d’acteur·rices, de la recherche et des soins, de la prévention et du dépistage, qu’iels travaillent au sein des hôpitaux ou à l’extérieur, des membres d’associations de malades et d’usagers du système de santé (représentant au moins 20 % des membres).
Ainsi, ces Corevih reposent sur l’interdisciplinarité et le partage de compétences
diverses. Les personnes séropositives sont parties intégrantes de cette structure car les premières concernées et éduquées. Elles « ont témoigné de la connaissance qu’elles avaient de leur maladie, de leur corps, sur le fait de vivre avec une maladie aussi grave, qui, encore aujourd’hui, reste très stigmatisante » soulignent les auteur·rices.
Ce modèle est unique en France, les autres malades (atteint·es de cancer ou de diabète en premier lieu) voient d’un bon œil cette déhiérarchisation du savoir et des pratiques, car elle permet une meilleure connaissance de la maladie et une meilleure lutte.
Encore une fois, cette co-construction du savoir médical est bénéfique autant pour les malades que pour les soignant·es. C’est également l’une des principales revendications des personnes handicapées luttant contre le validisme : renverser les normes dominantes, pour qu’une personne handicapée ne soit plus considérée inférieure à une personne valide et qu’elle soit pleinement écoutée dans ses revendications.
Knowledge = Power
Parler du VIH/sida, c’est s’inscrire à l’intersection de plusieurs luttes, car le VIH touche tout le monde14. C’est pourquoi ce principe de démocratie sanitaire est capital: il faut une libre circulation des informations relative à la santé mais il faut également s’auto- responsabiliser, en utilisant les ressources disponibles pour apprendre, puis transmettre (bien entendu, l’État doit y contribuer). C’est le principe même d’un des premiers slogans d’Act-Up, « Knowledge = Power15».
Grâce au savoir produit par les militant·es sida, il a été possible de connaitre les effets de tel ou tel traitement, de comprendre comment se transmettait et se développait le virus, de mettre en place des stratégies de prévention mieux ciblées et moins discriminantes16 et des modes d’action innovants. Ces pratiques minoritaires ont été par ailleurs mises à contribution dès le début de la pandémie de la COVID-1917.
Pourtant, les gouvernements n’ont pas assez tenu compte de ces savoirs et pratiques créés. La gestion du virus monkeypox, qui apparait pour la première fois en France en mai 2022, en est la preuve.
Ce dérivé de la variole aurait pu devenir rapidement un problème sérieux, d’abord pour les communautés LGBTI et travailleur·euses du sexe, puis pour la population entière si les premier·ères n’avaient immédiatement pas réagi.
En effet, les LGBTI ont immédiatement réagi face à l’augmentation rapide des cas, qui ne semblait pas alarmer le gouvernement : témoignage des personnes atteintes du monkeypox, pression des associations pour que la vaccination soit ouverte au plus grand nombre, veille des créneaux disponible pour la vaccination, thread sur les réseaux sociaux informant sur la transmission, la prévention et luttant contre la stigmatisation et les infox, modifications de nos habitudes sexuelles… Bref, on peut le dire, notre forte mobilisation a contribué à contenir le monkeypox jusqu’à le faire disparaitre en France.
Pourtant, alors que les cas de monkeypox battaient leur plein, la ministre déléguée en charge de l’organisation territoriale et des professions de santé, Agnès Firmin Le Bodo, a déclaré le 4 août 2022 « l’objectif, c’est de vacciner toutes les personnes qui souhaitent l’être, mais n’oublions pas que nous ne sommes pas dans l’urgence pour la vaccination ». Si cette déclaration se voulait anti-alarmiste, elle témoigne surtout d’une cécité volontaire : « Dans son « nous », il faut y voir l’hétérosexualité, car […] pour ce qui est des hommes gays/bis et des TDS il y a urgence » écrit Miguel Shema dans son blog médiapart18.
Le discours du gouvernement met en lumière le fait que l’épidémie du sida n’a pas permis une prise de conscience générale. Si le gouvernement avait écouté les récits des plus touché·es, il aurait pu réagir de manière pro-active, changer son discours et lutter contre les stigmatisations. Au lieu de cela, il n’a fait que ralentir l’accès à la prévention et à la vaccination, en communiquant de manière très opaque et en agissant sans se soucier du travail associatif, communautaire et médical.
Le sens du slogan « Knowledge = Power » semble alors encore un idéal encore très loin à atteindre. C’est par la lutte et les rapports de force que l’on pourra renverser cette hégémonie étatique sur le champ de la médecine.
On ne doit plus concevoir ce champ comme inaccessible et élitiste. Il doit s’ouvrir à tout le corps social pour que chacun·e puisse y contribuer et y apprendre, pour qu’enfin l’on atteigne une véritable démocratie sanitaire.
La défiance vis-à-vis des masques et du vaccin contre la covid et l’incompréhension de ses modes de transmission montre que l’on a échoué collectivement à prendre en compte l’importance de l’accès et de la vulgarisation du savoir scientifique et médical. Cela n’est pas sans conséquences, le coronavirus a déjà tué 6,69 millions de personnes19.
NOTES DE BAS DE PAGE
1 LEBOVICI Élisabeth, Ce que le Sida m’a fait, art et activismes à la fin du XXe siècle, JRP Éditions, Paris, 2021.
2 Libération, « Sida : Macron, le président absent », Eric Favereau, publié le 24 juillet 2017, consulté le 31 décembre 2022. URL : https://www.liberation.fr/france/2017/07/24/sida-macron-le-president- absent_1585820/.
3 Voir Les Principes de Denvers, à retrouver sur le site de COCQ-SIDA, URL : https://www.cocqsida.com/assets/files/1.qui-sommes-nous/principes-de-denver1985.pdf.
4 Ibid.
5 LESTRADE Didier, Act-Up, une histoire, Éditions La Découverte, Paris, 2022.
6 Ibid., pp. 119-120.
7 Ibid., p. 120.
8 Ibid., p.121.
9 Expression de l’auteur américain William Haver.
10 Op. Cit., LESTRADRE Didier, Act-Up, une histoire, P.122
11 Il s’agit de la première exposition qui traitait exclusivement du VIH/sida.
12 TOKOLO Marie-Hélène et DOURIS Vincent, « La démocratie sanitaire : se faire entendre », in MUCEM, VIH/Sida, l’épidémie n’est pas finie, Anamosa, Paris, 2021, pp.280-281.
13 « Nous recommandons aux personnes atteintes du Sida : (1) De former des comités afin de choisir leurs propres représentants, de s’adresser aux médias, de définir leurs objectifs et de clarifier leurs stratégies. (2) D’être impliquées à chaque niveau des prises de décision sur le Sida et tout particulièrement d’être membre des comités de direction des organisations de soutien », Op. Cit., CPVVIH, Les Principes de Denver
14 En 2021, 51% des personnes ayant découvert leur séropositivité en France sont hétérosexuelles selon la Sidaction et de manière générale, les femmes sont les plus touchées par le virus. Sidaction, Données
épidémiologiques VIH/Sida France 2021, URL : https://www.sidaction.org/donnees- epidemiologiques-vihsida-france-2021.
15 Knowledge = Power a été traduit par Act-Up Paris par Information = Pouvoir.
16 Voir notamment « la sexualité dans la crise du VIH/sida : pratiques sexuelles et plaisir dans un échantillon d’hommes australiens gays et bisexuels », in CONNELL Raewyn, Masculinités, Éditions Amsterdam, Paris, 2022.
17 Op. Cit., LEBOVICI Elisabeth, Ce que le Sida m’a fait, art et activismes à la fin du XXe siècle, p.313.
18 Voir le billet de Miguel Shema pour l’analyse de cette déclaration qui se focalise sur l’utilisation problématique du « nous ». In Blog Médiapart, « Variole du singe : ce que coûte l’inaction des pouvoirs publics », Miguel Shema, publié le 8 aout 2022, consulté le 20 décembre, URL : https://blogs.mediapart.fr/miguel-shema/blog/080822/variole- du-singe-ce-que-coute-linaction-des-pouvoirs-publics-0.
19 Chiffre datant du 30 décembre 2022.
BIBLIOGRAPHIE
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