Tableau d’un amour lesbien au XVIIIe siècle
Par Gwenn Le Cam
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Publié le 14 novembre 2022
« Si on me demande ce qu’est le female gaze, pour moi, c’est partager. Comment on partage l’expérience d’un sujet. Tandis que le male gaze, c’est cette espèce de plaisir que l’on prend à objectiver les femmes », tels sont les mots de la réalisatrice de l’œuvre Portrait de la jeune fille en feu : Céline Sciamma.
Portrait de la jeune fille, sorti en 2019, est un film français réalisé et écrit par Céline Sciamma, racontant la naissance d’une romance lesbienne entre une peintre et une femme déjà promise à un mariage. Entre amour et transgressions des normes sociales, Céline Sciamma dépeint ainsi une simple forme d’amour s’inscrivant dans le XVIIIe siècle. La réalisatrice représente alors une histoire d’amour entre deux femmes, de son propre point de vue : celui d’une femme lesbienne. Ce film retranscrit des débats présents au sein de notre société et nous permet de comprendre l’enjeu que suscite la représentation au cinéma, surtout la question du point de vue adopté qui affecte nos vies, nos idées, nos mentalités.
Une œuvre inscrite dans la vie de la réalisatrice
Portrait de la jeune fille en feu est le quatrième long-métrage de sa réalisatrice. Céline Sciamma est née en 1978 et a été formée au métier de scénariste à la FEMIS (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son). Son premier film est Naissance des pieuvres sorti en 2007. La réalisatrice reprend alors son scénario de fin d’études pour nous narrer l’histoire de trois adolescentes découvrant le début de leur sexualité, le tout dans le monde de la natation synchronisée. Le film sera d’ailleurs sélectionné au Festival de Cannes 2007 dans la section « Un certain regard ». En 2011, elle réalise Tomboy, un film traitant la question du genre durant l’enfance, même si la question de la binarité des genres reste présente. En 2014, son œuvre Bande de filles sort en France et la réalisatrice cherche encore à représenter l’adolescence et la recherche de sa propre identité.
Portrait de la jeune fille en feu symbolise le retour de son duo avec Adèle Haenel qui jouait l’une des principales protagonistes dans Naissance des pieuvres, le premier film de Céline Sciamma. Elle est l’une des fondatrices du collectif 50/50 qui cherche à promouvoir l’égalité entre les genres et la diversité au sein du cinéma et le milieu cinématographique. Les deux femmes ont eu une relation et Céline Sciamma a notamment dit dans de nombreuses interviews qu’elle a écrit le film en pensant à Adèle Haenel. Mais finalement, de quoi parle plus précisément le film ?
Au XVIIIe siècle, sur une petite île bretonne, Marianne, incarnée par Noémie Merlant, débarque avec l’objectif de réaliser le portrait de la fille d’une comtesse. La jeune femme est alors promise à un homme qui acceptera le mariage à la condition que le portrait lui plaise. Marianne se fait passer pour une simple dame de compagnie d’Héloïse, jouée par Adèle Haenel. Marianne observe alors Héloïse le jour et la peint la nuit. Cependant, au fil des jours, les deux femmes apprennent à faire connaissance et des sentiments amoureux naissent entre les deux. Marianne et Héloïse doivent alors faire un choix : continuer leur relation malgré la pression de la société et le fait qu’Héloïse soit promise à un homme ou alors renoncer à cet amour naissant.
La diffusion d’un concept de réalisation cinématographique
En 1975, la cinéaste britannique Laura Mulvey développe l’idée selon laquelle le point de vue adopté par un·e réalisateur·rice affecte notre vision du corps et du genre. Elle déclara notamment que « Le voyeurisme, la place du personnage principal masculin dans la lutte pour être l’objet du regard et créer l’énergie de l’histoire… La femme comme spectacle… Tout y était, en quelque sorte ».
Il y aurait alors une différence entre un male gaze et un female gaze, female gaze qui est présent dans l’œuvre de Céline Sciamma. Iris Brey définit le female gaze comme le « regard qui donne une subjectivité au personnage féminin, permettant au spectateur ou à la spectatrice de ressentir l’expérience de l’héroïne sans pour autant s’identifier à elle ». Le female gaze ne dépendrait pas forcément du genre de la personne qui réalise le film. Iris Brey a écrit le livre Le regard féminin. Une révolution à l’écran dans lequel elle parle du female gaze et tente de montrer que le female gaze n’est pas en total opposition avec le male gaze. L’autrice souhaite alors montrer qu’à travers une même action, les individus peuvent ressentir deux émotions complétement différentes selon le regard adopté. Dans une interview accordée à 20 minutes, Iris Brey prend l’exemple du viol pour montrer cette différence. Elle prend notamment l’exemple de deux séries : Games of Thrones et The Handmaid’s tale. Dans le premier, à travers le male gaze, le viol est montré comme un acte érotique dans lequel le corps féminin devient un trophée tandis que dans le deuxième exemple, nous pouvons ressentir les émotions de June, la protagoniste principale grâce à une voix off et les mouvements de caméra montrant une réelle dissociation entre le corps et l’esprit de la victime.
Iris Brey propose six points permettant d’identifier si le film est réalisé à travers le female gaze :
- Le personnage principal doit s’identifier en tant que femme
- L’histoire est alors racontée de son point de vue
- Le personnage principal remet en question l’ordre patriarcal
- La mise en scène permet de ressentir l’expérience féminine
- Si les corps sont érotisés, il faut que le geste soit conscientisé
- Le plaisir des spectateur·rices ne doit pas découler d’une pulsion scopique, nous ne prenons pas du plaisir en objectifiant le personnage, en assistant à une forme de voyeurisme
Le female gaze permet ainsi de mieux représenter le vécu et l’expérience que peuvent vivre des personnes au sein de notre société. L’autrice énonce alors que « Le female gaze ne définit pas une essence féminine mais analyse, grâce à une approche phénoménologique et féministe, une spécificité qui renvoie à l’expérience du corps féminin. »
Une romance racontée à travers l’œil de sa réalisatrice
Finalement, en quoi Portrait de la jeune fille en feu relève-t-il du female gaze ?
Tout d’abord, les personnages sont exclusivement des femmes s’identifiant en tant que telles. Marianne et Héloïse sont accompagnées de Sophie, une domestique. Les trois femmes, malgré leur différence de classe, interagissent ensemble sur un plan d’égalité et la sororité est omniprésente dans le film. Le film traite de la condition féminine au XVIIIe, en racontant ainsi le quotidien de trois femmes différentes : entre Marianne qui est peintre et assez indépendante, Héloïse qui a passé sa vie au couvent et est promise à un homme, et Sophie une jeune domestique n’ayant connu que le service. Les trois femmes remettent en question l’ordre patriarcal de l’époque, en traitant notamment des mariages arrangés, de l’avortement et également du lesbianisme. Céline Sciamma cherche donc à présenter une simple histoire d’amour, qui est en total opposition avec les normes sociales du XVIIIe siècle. Cela donne lieu à des échanges entre les personnages permettant ainsi de comprendre la vie de ces femmes.
Par exemple, à son arrivée, Marianne s’entretient avec la mère d’Héloïse en ces termes :
« – Pourquoi refuse-t-elle d’être peinte ?
– Parce qu’elle refuse ce mariage. »
Ou encore à une phrase puissante que dit Héloïse à Marianne : « Être libre c’est être seule ? ». Héloïse qui refuse ce mariage dit également à Marianne : « C’est parce que vous pouvez choisir, que vous ne me comprenez pas. ».
Concernant la mise en scène, Céline Sciamma souhaite encore une fois montrer aux spectateurs la vie de ces trois femmes. Le regard est très présent dans l’œuvre et il nous permet de comprendre les émotions que peuvent avoir les personnages. Le regard remplace alors les mots. La réalisatrice met en avant les émotions en filmant souvent les visages. Le regard devient une sorte de quatrième personnage tant il est présent. Contrairement à La vie d’Adèle qui montre des scènes de sexe lesbien crues, qui n’apportent pas de réels intérêts à la narration, et sont montrées d’après le point de vue de son réalisateur, un homme hétérosexuel, Portrait de la jeune fille en feu parle de la sexualité lesbienne à travers le regard de sa réalisatrice, elle-même lesbienne. La sexualité apporte un réel intérêt à la narration et d’ailleurs, le sexe est davantage suggéré que montré. La réalisatrice ne souhaite pas montrer le corps de ses personnages comme des objets. Le·a spectateur·ice est actif·ve dans l’histoire. La musique et l’éclairage aident également à mieux ressentir les émotions des personnages.
Pourquoi faut-il à tout prix voir ce film ?
En dehors de la question du female gaze qui a déjà été abordée, il existe d’autres raisons de voir ce film. Les décors, notamment extérieurs, sont incroyables. Céline Sciamma a décidé de tourner les scènes extérieures à Quiberon, en Bretagne : des plages et des falaises permettant de montrer l’importance des émotions avec le vent et les vagues se cassant sur les falaises. Il s’agit également du premier film en costume de Céline Sciamma. Les personnages portent un nombre restreint de vêtements mais un réel effort a été fait sur les costumes.
L’une des principales raisons de voir ce film est la musique et notamment la présence de Vivaldi. L’Été de Vivaldi est une pièce maîtresse du film. En plus d’aider à montrer les flots d’émotions des personnages, ce choix musical aide à définir la relation entre Marianne et Héloïse mais pour le comprendre, c’est à vous de le découvrir en regardant le film !