Ne pas regarder un film en entier : affront ou autonomisation ?
Par Julia Mouton
Illustration ©Madeleine Gerber
Publié le 21 janvier 2024
Que faire des films « à moitié vus » ? Nous blâmer jusqu’à rédemption (le jour où nous les aurons regardés en entier) ? Les effacer de notre mémoire ? Les ranger au banc de l’éternel inachevé ?
Ne pas daigner aller jusqu’au bout d’un film c’est…
Offenser l’équipe
Le cinéma, le septième art, produit des œuvres qui nous sont rendues accessibles de chez nous. Il s’offre à nous. Sa trop grande générosité lui causerait-elle du tort ?
En effet, avec la multiplication des plateformes de streaming, mais déjà depuis l’arrivée des lecteurs DVD, nous avons le sentiment que le film sera toujours là, toujours disponible. Comme si l’on avait pris possession d’eux, nous considérons qu’il nous est loisible de les recomposer. Le fait de pouvoir choisir, sur les DVD, entre « aller au film » ou « choix des scènes », n’en est-il pas la preuve la plus tangible ? Le contenu même du film devient « à la carte ».
Reste que les films ne sont généralement pas conçus pour être visionnés de manière décousue. La longueur et la succession des scènes, leur cohésion dans les séquences, le rythme du film, etc., sont autant d’éléments qui sont le fruit d’un long travail. Il s’agit de faire au mieux pour immerger le·a spectateur·ice, et pour qu’iel dépasse cette position reculée. Le cinéma n’est pas simplement « à voir », mais il est surtout « à vivre ». N’est-ce pas d’ailleurs le meilleur moyen d’explorer des vies alternatives ?
Couper un film avant sa fin, s’arracher à son cadre sans l’avis de ses géniteur·ices, c’est un peu amputer le projet, lui refuser la possibilité d’atteindre sa complétude, le couper dans son élan, peut-être juste avant l’irruption géniale.
Néanmoins, devons-nous toujours nous soumettre à l’attente de l’apothéose ?
Savoir se protéger
Si l’expérience cinématographique suppose l’immersion, il est des films dont l’on peut vouloir s’extirper avant qu’ils nous noient.
Des œuvres telles que Climax de Gaspar Noé, ou Mother ! de Darren Aronosky, peuvent s’avérer réellement insupportables. L’atmosphère peut en effet donner au·à la spectateur·ice la sensation d’étouffer. Devons-nous subir au nom du respect du septième art ?
Nos sensibilités sont différentes, ainsi le visionnage n’est pas traversé par tous·tes de la même manière. Vivre le film veut aussi dire savoir se l’approprier, et sans aller jusqu’à bafouer le travail cinématographique, il est tout à fait légitime de ne pas s’imposer une structure qui nous fait violence. Cela peut même aller de paire avec la reconnaissance de la qualité de l’œuvre : l’histoire est si bien construite que l’on s’y croit. Nier le potentiel traumatique du cinéma, c’est aussi lui refuser la possibilité de s’insérer dans notre psychisme.
Ainsi, reconnaître la dimension artistique et donc intimement engageante du cinéma, c’est aussi, parfois, admettre que celui-ci nous conduit à des endroits où l’on refuse d’aller. Par ailleurs se plonger, et poursuivre un film en conscience, est peut-être, aussi, un moyen de se refuser à une logique consumériste.
Ne pas consommer mais s’essayer
Dans le sentiment d’échec pouvant faire suite à l’abandon d’un film en cours de route, peut-être pourrions-nous modestement admettre qu’il ne s’agit pas là de l’expression de notre estime du travail des cinéastes, mais d’une angoisse capitaliste ?
En fait, cette hypothèse semble fonctionner dans les deux sens.
Soit il s’agit d’accumuler le nombre de films à notre actif, et donc de ne plus les regarder en entier, mais d’en entrevoir simplement la carcasse. Nous rêvons dès lors de produits de 90 minutes grand maximum, qui n’épuisent pas démesurément notre précieux temps. Mais qu’en est-il des monstres économiques à la durée astronomique comme Oppenheimer ?
La thèse contraire n’est pas moins cohérente : nous aurions pour obsession de consommer le produit jusqu’au bout, quitte à détourner l’attention à de multiples reprises, pour obtenir le Graal de pouvoir prononcer le fameux : « Je l’ai vu ».
En réaction à ce réductionnisme des films à des produits consommables, se lancer dans un visionnage sans prévoir si on ira jusqu’au bout ou non, selon les sensations et non selon un business plan, ce serait envisager le cinéma dans la relation que l’on entretient avec lui et non comme un objet à accumuler ou à posséder.
Il s’agirait peut-être même d’un des derniers gestes honnêtes face à la déconstruction du mythe de la « forme pure ».
Accepter que les films ne soient pas des entités divines et intouchables
Refuser d’amputer le film de sa fin, voire de la moitié de son corps, peut être une règle honorable si la production cinématographique donne naissance à des êtres auxquels chaque membre est vital. Mais cette conception d’une œuvre « pure », dont l’on devrait conserver l’achèvement immaculé, est-elle encore tenable ?
Car refuser de traiter l’offre cinématographique comme un rayon de supermarché est une chose, mais nier qu’il s’agit bien d’un marché en est une autre. Chaque film requiert des financements, et qui dit dépendance dit contrainte. L’avantage des productions indépendantes, c’est leur capacité plus grande à s’émanciper des carcans faisant d’une œuvre une simple bande-annonce aguicheuse. Mais reste que le film est le résultat d’un travail d’équipe, il ne s’agit donc pas d’une inspiration univoque et fluide, mais bien souvent de compromis.
Par exemple, le film documentaire Nanook of the North ne nous est pas proposé tel que Robert Flaherty l’a monté. En réalité, il a subi plusieurs « reconfigurations »[1], d’abord par Pathe Exchange, puis par les cinémas selon leur public. La version la plus récente est considérée comme étant la plus proche du métrage original, mais une bande son a tout de même été ajoutée. Que l’on ne s’imagine donc pas grand·es bourreaux·elles des films, ils ne nous attendent pas pour subir de nombreuses ablations…
Il est enfin des films qui, s’ils ne sont mauvais, nous sont tout au moins pénibles à regarder. D’autres que l’on oublie de redémarrer, que l’on n’aura jamais le temps de finir, que l’on a vu sans les regarder…
Il existe bien des conjectures expliquant l’arrêt d’un visionnage en plein vol. Le geste ne nous est pas toujours transparent, et peut laisser un goût amer.
Mais bien qu’il soit souvent plus agréable d’aller jusqu’au bout d’un film, car l’inachevé pèse lourd sur nos consciences, s’interrompre ne veut pas dire convoquer le tribunal inquisitorial d’Universal.
[1] « ‘Nanook of the North’ et le grand écran colonial », Stéphane Baillargeon, 13 août 2022, https://www.ledevoir.com/culture/cinema/744744/cinema-nanook-of-the-north-et-le-grand-ecran-colonial, consulté le 30/12/2023