Les télévangélistes américain·es renouent l’alliance républicaine
Par Mathieu Rivière
Photo ©Chad Kirchoff (Pexels)
Publié le 21 décembre 2024
Ingrid Carlander avait autrefois identifié les télévangélistes comme des prestidigitateur·ices récoltant des dons en échange de promesses miraculeuses et de conservatisme néolibéral[1]. Ce constat n’a été remodelé que dans sa forme. En effet, si les télévangélistes maîtrisent une communication résolument moderne, leur doctrine reste assez classique, tout comme leur positionnement vis-à-vis de l’alliance républicaine.
Ces personnages atypiques en Europe connaissent un grand succès outre-Atlantique, dans le monde musulman et en Afrique subsaharienne. Ce mot-valise, à l’origine réservé aux prédicateur·ices évangéliques utilisant les moyens de communication modernes comme la radio, la télévision et Internet, a depuis été détourné de son sens premier. L’évangélisme, qui avait fait fureur aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, reste extrêmement populaire, notamment dans la Bible Belt, région du sud et du sud-est, où le christianisme est particulièrement ancré. Aujourd’hui, 25 % des Américain·es se déclarent évangéliques, constituant une immense réserve de consommateur·ices et d’électeur·ices.
Le temps (de prière) c’est de l’argent
Le télévangéliste est le paroxysme religieux de l’individualisation du capitalisme et de sa fameuse « destruction créatrice ». Il ne se réfère qu’à lui-même, parfois à Dieu, et à ses intérêts matériels, tout en étant en concurrence directe avec ses pairs. La pérennité de son activité dépend de la viabilité économique de son entreprise, elle-même tributaire d’une appropriation rapide et efficiente des nouvelles technologies. Il s’agit bien d’une entreprise, car les Églises évangéliques sont souvent des créations individuelles de ces pasteur·es médiatiques, qui exercent un contrôle fort sur leur institution. Ces Églises dépendent économiquement des dons des fidèles ou des ventes de produits dérivés tels que des goodies, séries ou livres. À ce propos, Hugues Hotier observe : « Là où nous voyons cynisme et manque de retenue, les Américains ne voient rien d’autre qu’un “business” comme les autres[2]. » Cela implique que le libre marché doit y régner, avec une offre abondante, diversifiée et accessible, sans régulation étatique ni contraintes institutionnelles. En somme, la religion est devenue un objet de consommation justifiant les pratiques les plus modernes : rationalisation au sein de l’Église-entreprise, démarchage téléphonique, clubs de client·es, listes de mails, newsletters, néo-marketing et branding appliqué à l’Église.
La désacralisation, paradoxale dans une société où la religion est encore structurante, se manifeste dans une tendance croissante à élaborer de véritables shows télévisés. Cette « mise en spectacle de la pratique religieuse[3] » est particulièrement visible chez Joel Osteen, téléprédicateur suivi chaque semaine par environ 10 millions de téléspectateurs grâce à la diffusion en direct sur son site, sa radio digitale, son application mobile, et en replay sur des plateformes comme YouTube, Apple TV, Spotify et Roku. Lors de ses sermons, il n’hésite d’ailleurs pas à faire filmer les 16 000 personnes présentes. Sa « pastorale de la séduction » s’appuie sur une mise en scène sophistiquée : projecteurs, écrans géants rediffusant son image en plan poitrine, un globe tournant sur lui-même en arrière-plan, ses habits fastueux, etc. Sur son site, il propose également des vidéos-témoignages illustrant des vies sauvées par la Lakewood Church, qu’il présente comme un intermédiaire vers Dieu. Par exemple, les témoignages des époux Conner expliquent comment leur fille autiste, Gabriella, initialement destinée à « une institution spécialisée », a pu « s’épanouir à chaque fois qu’elle y est et prospérer un peu plus depuis qu’elle fréquente [la Lakewood Church][4]».
L’extension du marché au domaine religieux, désormais traité comme un produit, poussait certain·es prédicateur·ices à faire de leurs sermons un quasi-discours de développement personnel. La nouvelle dénomination « Église non-confessionnelle » reflète cette évolution, s’adressant à tous·tes les croyant·es, dans toutes les langues (Osteen prêche en bilingue)… et sans s’astreindre à une doctrine !
À la droite (chrétienne) de Dieu
Cette stratégie de brasser large dans le but de « brasser beaucoup » s’aligne avec le choix de « ne pas parler politique[5] », selon Joel Osteen. L’apparente pluralité de l’offre des téléprédicateur·ices pourrait donner l’illusion d’un équilibre, d’autant que certain·es sont effectivement libéraux, comme T.D. Jakes, Billy Graham ou encore les figures d’une véritable « gauche évangélique ». La démocratisation de cette pratique a été rapide, requérant peu de compétences techniques (Internet s’en charge) et reposant sur un ministère protestant évangélique, relativement accessible. Toutefois, il reste tout aussi exact d’affirmer que la majeure partie d’entre eux·lles ont exercé leur influence médiatique pour encourager un vote républicain.
Depuis que Jimmy Carter (évangélique) a été désavoué par la majorité d’entre eux·lles et que s’est formée l’alliance avec Reagan lors de l’élection de 1981 — marquée par la création par Jerry Falwell d’un groupe d’intérêts, la Moral Majority —, un lien structurel s’est établi entre le parti républicain et la majorité des télévangélistes, regroupé·es sous l’étiquette de la Droite chrétienne. Ce regroupement composite, englobant aussi des professionnel·les de la politique, s’efforce, depuis lors, de faire élire les candidat·es républicain·es. Ce lien électoral, perpétuellement réaffirmé, nécessite des actions réciproques. Ainsi, le born-again George W. Bush affirma sa religiosité en exerçant son mandat de manière à christianiser la politique américaine, tant dans ses actions que dans son vocabulaire : les attentats du 11 septembre lui permirent, par exemple, d’appeler à la « croisade »[6]. Bush obtint 80 % des voix des évangéliques lors de l’élection présidentielle de 2000, puis 78 % en 2004.
Donald Trump s’est révélé être un élève parfait des télévangélistes, malgré son manque de chrétienté. Depuis le début des années 2000, il entretient une relation étroite avec la télévangéliste Paula White, qui l’a aidé à se rendre un peu plus compatible avec la religion. Elle lui a également permis de rallier les évangéliques au candidat-président et, enfin, d’utiliser la théologie de la prospérité et la morale évangélique pour justifier son programme néolibéral et conservateur. Habile, il sut reprendre les thèmes évangéliques portés depuis les années 70[7] : remise en cause de l’avortement, créationnisme, refus de l’homosexualité, déni de la crise climatique… De plus, il a su appliquer ses promesses de campagnes : retrait de l’accord de Paris, abrogation de Roe vs Wade permise par ses nominations à la Cour Suprême, etc.
Sous leurs airs de comptables dévot·es, les télévangélistes tiennent un discours qui recoupe largement celui des républicain·es. Par exemple, la théologie de la prospérité prônée par le télévangéliste Kenneth Hagin affirme que la richesse est le signe de l’élection divine. Cette théorie repose sur trois dimensions explicites : elle offre, tout d’abord, une justification morale aux évangéliques fortuné·es, parmi lesquels figurent les grands télévangélistes eux-mêmes. Puis, elle encourage l’adoption de politiques néolibérales limitant leur imposition. Enfin, elle sacralise le·a candidat·e républicain·e évangélique du moment, en le·a présentant comme l’incarnation des préceptes religieux.
Ce soutien, qu’il soit passif ou actif, reste constant. Le Financial Times identifie d’ailleurs cette théologie de la prospérité comme un vecteur majeur du vote évangélique en faveur de Trump, notamment parmi les adeptes de Joel Osteen[8]. Une nouvelle appellation est même apparue : les MAGA pastors, des relais protestants (principalement évangéliques) auprès de cet électorat, en référence au slogan du candidat. Bien identifié aux États-Unis, ce soutien à Trump ne s’est pas démenti durant les primaires, malgré les procès mettant pourtant en cause son intégrité chrétienne. En 2020, Trump a obtenu 76 % des votes évangéliques, une dynamique[9] confirmée tant par les primaires que par les résultats de novembre 2024.
Or cette très forte homogénéité répétée du vote évangélique, en particulier chez les White Anglo-Saxon Protestant (WASP) évangéliques, est liée aux télévangélistes qui agissent comme des maîtres·ses à penser de façon très verticale. Elle s’explique aussi par une institution en plein développement : la megachurch. Celle-ci renforce un communautarisme et un repli identitaire de ces WASP évangéliques qui peinent à rallier à la Droite chrétienne les minorités hispanique et afro-américaine évangéliques.
Megachurches (Églises +size)
South Barrington, à 50 kilomètres au nord-ouest de Chicago. Ce faubourg paisible abrite pourtant ce que nous cherchons : un site de la megachurch évangélique non-confessionnelle Willow Creek Community. Cet imposant bâtiment se distingue parmi les routes rectilignes et les maisons uniformes du quartier. On y accède facilement grâce à un vaste parking (une évidence en Amérique), entouré d’espaces verts et de panneaux indiquant les différents lieux. Cette église pourrait presque être assimilée à une paroisse en phase d’urbanisation, tant elle regroupe une multitude de fonctions urbaines au cœur d’un environnement résidentiel. Elle se présente comme un immense centre commercial religieux, chaque espace offrant un service spécifique : garderie, salles de classe, cafétéria, gymnase pour enfants, clinique dentaire sommaire, magasins de vêtements, épicerie, bureaux d’aide juridique, un petit garage automobile et, au centre, une assemblée dédiée aux prières. À quelques miles de là, l’Église a construit un nouveau bâtiment circulaire sur environ 14 ares à Glenview. Celui-ci comprend sept salles pour enfants, identifiables par des couleurs, ainsi que plusieurs autres espaces dédiés aux adolescent·es ou aux femmes. Selon Judy Kron, fidèle de la première heure ayant obtenu son propre ministère : « Nous avons été très limités à cause de l’école en journée, et nous n’étions pas en mesure d’organiser des études bibliques durant la semaine ou d’autres activités pour les femmes sur notre campus actuel[10]. » Le progrès ne s’arrête donc jamais !
Le pouvoir du télévangéliste à la tête d’une megachurch se renforce davantage, car il s’adresse désormais à une communauté stable et non plus à une assemblée réunie périodiquement. Ce changement marque une rupture avec le modèle qu’il avait lui-même contribué à rendre obsolète, celui du sermon classique à l’église, du tent preaching ou des chants collectifs traditionnels. Ce nouveau communautarisme se manifeste notamment par la mise à disposition d’un outil numérique de prière pour autrui, permettant de répondre aux prières de demande formulées par un membre de la communauté ou par toute autre personne, puisque cet outil est accessible à tous·tes. Sur ce « mur des prières », des anonymes (identifié·es comme tels) exposent leurs suppliques : « l’examen crucial de l’école de médecine » d’une petite-fille ou encore « mon chien affecté d’un souffle au cœur et d’une maladie dentaire ». L’interaction, favorisant un sentiment de collectif, est non seulement possible mais encouragée : chacun sait qu’on prie pour lui et peut même identifier ses gracieux·euses orant·es.
Assez paradoxalement, la domination des télévangélistes sur leurs fidèles semble donc s’être accrue par ce processus qui entraîne aussi une forme de sectarisme propre à l’exaltation collective et à la pureté…électorale.
[1] Lire «La foire aux miracles des télévangélistes américains», Le Monde diplomatique, Juin 1988.
[2] Hugues Hotier, «La communication des télévangélistes», Communication et organisation. Revue scientifique francophone en Communication organisationnelle [En ligne], n°9, Mai 1996.
[3] Mokhtar Ben Barka, «Religion, spectacle et mass-média aux États-Unis. L’exemple de l’ ”Église électronique”» dans Religion et spectacle religieux, XVIe-XXIe s., Artois Presses Université, Arras, 2015.
[4] Voir l’onglet “Community” sur joelosteen.com
[5] «Joel Osteen: Why I don’t talk politics», CBS News, Septembre 2012, cbsnews.com
[6] «How Born-Again George Became a Man on a Mission», The Guardian, London, Octobre 2005.
[7] Lire «L’internationale réactionnaire», Le Monde diplomatique, septembre 2020.
[8] «”Tectonic shift in power »: How MAGA pastors boost Trump’s campaign», Axios, Janvier 2024, www.axios.com
[9] «Willow Creek Community Church to open in Glenview», Chicago Tribune, Chicago, Novembre 2016.
[10] «Willow Creek Community Church to open in Glenview», Chicago Tribune, Chicago, Novembre 2016.