Le blockbuster français historique est-il une impasse ?
Par Mathieu Rivière
Illustration ©Madeleine Gerber
Publié le 27 juillet 2024
Les Trois Mousquetaires, Eiffel, Le Comte de Monte-Cristo,… À l’occasion du succès spectateur de ce dernier, la question d’un cinéma français ambitieux et populaire est relancée, lui qui fut relativement absent de la décennie 2010.
Depuis maintenant quelques années, ce genre de production a été plébiscité par la frange droitière de l’espace YouTube français. Ces influenceur·euses identitaires, plus ou moins violent·es, souvent masculinistes, lié·es à l’extrême droite politique/militante dont iels se définissent comme des rabatteur·euses ; encouragent à réaliser des films : 1 – sur la France en France, 2 – épiques et donc divertissants, 3 – glorieux et historiques. Une petit troupe issue de cette nébuleuse avait espéré quelques mois mener à bout un tel projet… Ainsi les Avengers Julien Rochedy, Christopher Lannes, Thais d’Escufon, Papacito s’étaient réuni·es pour tenter une (noble) aventure : faire un film. Le financement participatif et les promesses infaisables les résolurent à l’abandon. Notons que ces énergumènes demandent en fait des films sous-tendus par la politique : iels ne voient dans l’histoire de France que ce qui la grandit, ayant construit une mémoire différente du peuple. Iels pensent au chevalier Bayard quand l’intérêt est aux guerres mondiales, aux génocides ; à ce qui résonne avec notre actualité. Frustré·es, iels font tout de même leur possible : Vaincre ou mourir, film sur la guerre de Vendée, expose les dangers d’une production historique à bas budget… La critique s’esclaffe et iels pensent qu’on les censure, peut-être est ce d’abord une question de coûts ?
Paradoxe étant qu’iels ne sont pas les seuls à formuler de telles demandes : le chroniqueur Bolchegeek sur la chaîne de l’Humanité en 2023 plaide pour un «cinéma populaire, ambitieux, d’aventure ou de genre en France»[1]. Intéressant de noter que «l’ambitieux»/le grand est quasi corrélatif du «populaire» si l’on ne veut pas tomber dans la comédie sans finesse incarnée par Qu’est ce qu’on a fait au bon Dieu ? ou Alibi.com. Ce, car il est une tradition française de «grands récits d’aventure», de «science-fiction», puis «on a inventé le gore», citant Dumas, Jules Vernes et La planète des singes. Tant d’autres petits pays rayonnent : Hong-Kong, la Corée du Sud, le cinéma espagnol post-Franco, même la Nouvelle-Zélande, où avons nous péché ? Comment se fait-il que «Bébel» n’ait pas d’héritier depuis 40 ans ?
Posons une définition du blockbuster : un film à gros budget, dont la sortie s’accompagne d’une importante campagne publicitaire pour toucher le grand public, mais à l’injonction de rentabilité, donc nécessairement «divertissant». Le blockbuster «populaire et ambitieux» français a souvent une assise littéraire ou historique, garantie d’un intérêt spectateur·ice minimum et d’un scénario sûr (Napoléon, personnage le plus biographié du cinéma). La pratique du remake s’est répandue durant les années 2000 pour ces films à gros budget[2], rassurant les producteur·ices sur la viabilité du projet (bankable càd qui permet un bon retour sur investissement car apprécié du public). Le blockbuster est aussi terriblement consensuel, sur le Napoléon de Ridley Scott : «Il ne fait pas un montage extravagant, il [ne] fait pas des prises de vue qui vont surprendre […] Les productions sont tellement énormes, avec tellement d’argent qui est mis dedans qu’il faut que ça plaise à tout le monde[3].»
L’explication de ce grand vide français serait à voir sous le seul prisme économique : les Américain·es ont plus de fonds et ont accès au marché international permettant la viabilité d’un projet très dispendieux (les budgets toujours croissants des blockbusters américains semblent le prouver[4]). D’ailleurs le néolibéralisme n’a-t-il pas détruit notre industrie et notre savoir-faire, n’encourageant que les insipides adaptations de notre littérature francophone ?
Des productions populaires et qualitatives par le passé ?
Malencontreusement, Bolchegeek avait touché du doigt un autre problème : «on a un seul Astérix de bien», faisant référence à celui d’Alain Chabat. Or, celui-ci fut un succès critique, d’estime et commercial ; le succès serait-il lié à la qualité ? Peu importe, l’investissement a été reconduit jusqu’au Astérix de Guillaume Canet, s’apitoyant que de telles productions (66 millions d’euros, 6e film français le plus cher jamais produit) s’arrêteraient si les français·es n’allaient pas au cinéma voir ce film[5], ce qu’iels ne firent pas pour autant, faute à la pauvreté de la réalisation. Arrivé à ce point de l’argumentation, seul·es les américain·es seraient capables de produire des blockbusters populaires à la chaîne… Ne devrions-nous pas plutôt nous demander s’il serait bénéfique de les imiter, et si cela même serait possible ?
Il est bien une tradition cinématographique française du film historique qui puisse toucher de larges audiences sans l’équipe Bourbonlon – Delaporte – Jérôme Seydoux – de La Patellière (BDSP). Ces spécialistes de la surcharge sonore et visuelle – pour faire tenir le·a spectateur·ice trois longues heures durant – peinent à se démarquer des productions hollywoodiennes comme Dunkerque, Gladiator, À l’Ouest, rien de nouveau, Il faut sauver le soldat Ryan ou tant d’autres… Tous·tes ces nouveaux·lles critiques, hommes et femmes de cinéma vitupérant la production française et jalousant les Amériques seraient-iels amnésiques ? Bertrand Tavernier attirait régulièrement plus d’un million de spectateur·ices avec des œuvres sobres et historiques qui ne couraient pas après «l’aventure» ; Que la fête commence atteignit ce cap en ne racontant qu’un complot de nobles breton·nes tandis que le Régent libertine et que Jean Rochefort campe l’apothicaire veule à la recherche de sa mitre. Dimanche à la campagne ou Capitaine Conan ne sont pas plus pharaoniques (respectivement 1,1M et 600 000 entrées). Le vieux fusil – dans lequel Philippe Noiret tient aussi le rôle principal – est résolument un film d’action, mais sans grandiloquence : le summum de l’artifice intervient lorsque Romy Schneider est brûlée vive au lance-flammes (3,4M d’entrées). Jean-Pierre Melville avait fait l’Armée des ombres à partir du livre de Kessel : la résistance sans grandiloquence, la sobriété froide du réalisateur ne l’avait que sublimé (1,4M d’entrées). Impartial, nous citerions François Truffaut, représentant de la Nouvelle Vague et s’essayant à l’exercice de reconstitution avec Le dernier métro (3,4M de spectateur·ices).
La France devenue incapable ?
Seulement voilà, ce «savoir-faire» aurait disparu : les temps nouveaux requièrent la surcharge, les plans-séquences, l’action perpétuelle, les remakes, le surfait… On se résigne à ne voir dans le film qu’un produit servi au·à la consommateur·ice pour le·a divertir d’une morne routine – consumérisation. Pour ce faire, autant s’y donner à fond quitte à abêtir le public et à délaisser l’art pour les chiffres… La France tenta, par des politiques publiques ambitieuses[6], de soutenir son industrie cinématographique, d’y laisser la place à l’essai, aux expressions nouvelles, aux formes innovantes etc. Fameuse exception culturelle française, remise en cause par le mantra rentabilité, car, en dernière instance, seul le marché dit vrai ! Ainsi des macronistes volubiles rejoignirent les youtubeur·euses réactionnaires dans leur critique de ce cinéma «biberonné», «gavé d’aides des contribuables» qui se permet de «cracher dans la soupe», ne reste qu’à y décrier le fond : intrigues décoloniales, wokes, islamo-gauchistes…
Ce château de cartes s’effondre lorsque l’on connaît le financement du CNC et la florissante production française qui gratifie régulièrement le·a spectateur·ice avisé·e d’une œuvre historique soignée. Par exemple, Illusions perdues (2021), adapté de Balzac, avait ravi l’audimat et les festivals (1M d’entrées, seuls Les Cahiers du cinéma boudaient). L’Envol fut un four (immérité) mais proposant 105 minutes durant les désuètes années 20, au sortir de la Grande guerre : on s’y délectait de quelques accents céliniens. Marie-Antoinette, Persépolis, Edmond et Au revoir là-haut eurent aussi leur succès, peut-être des «navets prétentieux»[7] aux yeux de BDSP…comment ne pas y voir simplement de l’exigence de la part du public ? Certes, aux dépens des productions bankable… qui parfois implosent en vol (Eiffel, L’empereur de Paris, Vidocq, Astérix et Obélix : l’Empire du milieu, etc.). Néanmoins, même ces fours rentrent dans leurs frais[8] : aides publiques, ventes physiques et dématérialisées sur le long terme, exploitation à l’étranger etc. À propos du Astérix de Guillaume Canet le président de Pathé Films disait : «C’est une opération sur le long terme. Astérix, la franchise, fait partie des films qui se vendent extrêmement bien tout au long de leur vie. C’est un film qui rentrera dans ses frais à un moment donné par l’intermédiaire des ventes télévisuelles [10]».
Le cinéma historique français (ambitieux ou de genre) ne mourra pas, malgré les aléas des blockbusters qui vivotent et s’avilissent pour engranger le maximum d’argent…
Mais délectons nous plutôt d’un nouveau raffinement vu chez Bruno Dumont : dans l’Empire s’affrontent le bien et le mal pour le contrôle des «z’humains» ; les deux vaisseaux spatiaux sont adaptés du Château de Versailles et de la Sainte-chapelle, émanations cosmiques du plus haut patrimoine architectural français… Magnifier le space opera grâce au grandiose, sans les représenter guerroyant l’un contre l’autre : plaisir esthétique non pas divertissement forcé…
[1] Benjamin Patinaud, « #Bolchegeek : Le paradoxe du cinéma (populaire) français”, Journal l’Humanité – https://youtu.be/2nMFGx4t4YI?feature=shared
[2] “Pourquoi cette folie des remakes au cinéma ?”, France Culture, Février 2023, en ligne : https://youtu.be/S7ADV6zrYaY?feature=shared
[3] Martin Barnier, “Pourquoi Hollywood se passionne pour l’histoire de France”, France Culture, Novembre 2023, en ligne : https://youtu.be/dj5ZGA4txKQ?feature=shared
[4] Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_films_les_plus_chers
[5] «Ils savent tous que si ce film là ne marche pas y’en aura pas forcément beaucoup d’autres.», France Inter, Janvier 2023, en ligne : https://youtu.be/fGJd23WdMYo?feature=shared
[6] Yann Gaillard (rapporteur), “Rapport d’information fait au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation sur les aides publiques au cinéma en France”, 2003, en ligne : https://www.senat.fr/rap/r02-276/r02-276.html
[7] “Philippe Labro – Astérix et Obélix, « une claque aux critiques »”, Le Point, Février 2023, en ligne : https://www.lepoint.fr/invites-du-point/philippe-labro/philippe-labro-asterix-et-obelix-une-claque-aux-critiques-02-02-2023-2507243_1444.php#11
[8] Victor Lavialle, “Rentabilité économique des films à gros budget. Poursuite de l’analyse sur l’écosystème de production”, en ligne : https://www.cerna.minesparis.psl.eu/Donnees/data12/1256-Rentabilite_films.pdf