La fabrique de la langue : la place des institutions
Par Lou Abadie
Illustration : Elisa Rose Marie
Publié le 2 juin 2021
L’unité de base de nos systèmes de communication est le mot. Dans la vie courante, on use largement de celui-ci, sans se demander pourquoi afin de transmettre un concept à un tiers on use de telle graphie ou de telle sonorité. Le mot dispose ainsi d’une nature intrinsèquement ambivalente.
Selon Ferdinand de Saussure, linguiste suisse, le signifié – l’élément que l’on veut communiquer, par exemple l’idée de cheval – est associé de façon arbitraire à un signifiant. Ce dernier est l’ensemble des lettres et sons qui recouvrent un concept en particulier. Dans l’exemple mobilisé, il s’agira donc des syllabes composant le mot cheval. Néanmoins, il est possible de se demander si l’association d’un concept à un signifiant est vraiment arbitraire, où si cet acte résulte aussi, même partiellement, de choix institutionnels et politiques. Le français est l’héritier du latin vulgaire, c’est-à-dire des formes populaires et orales de cette langue. Il est possible de distinguer trois grands moments dans l’évolution chronologique du français. À partir du XIIIe siècle, le pouvoir royal se renforce, au détriment du pouvoir seigneurial qui avait prédominé jusqu’alors. L’ancien français se développe donc, en même temps que la justice et l’administration entament une ébauche de centralisation. Le moyen français correspond quant à lui à la langue usitée entre la guerre de Cent Ans et la Renaissance. Durant cette période, la centralisation de l’État se met véritablement en place. En 1539, François Ier abolit ainsi l’emploi du latin dans les tribunaux par l’ordonnance de Villers-Cotterêts. Vient ensuite l’époque classique du français. La langue subit alors une réglementation importante au sein des salons et de la cour.
Près d’un mot français sur huit est d’origine étrangère
Un fossé se creuse entre la langue littéraire, issue des formes pratiquées par l’aristocratie, et la langue populaire, qui correspond à celle couramment employée par le reste de la population. Ainsi, le français tel qu’on le connaît aujourd’hui est le fruit d’un contexte précis, tant politique que technique. Son unification est en outre due à la centralisation de l’État, au développement des techniques de communication et à la démocratisation de l’éducation. Ces causes systémiques ne doivent cependant pas éluder ni le rôle joué par les lieux de sociabilité aristocratiques tels que la cour ou les salons, où ont été édictées les règles du « bien parler », ni celui de l’Académie Française, institution créée en 1635 par Richelieu. La langue évolue donc tant au gré de l’usage et des circonstances socio-politiques que du fait de choix opérés par des élites et institutions. Mais quelle place ces dernières occupent–elles aujourd’hui dans la fabrique de la langue française ?
Définir la langue
Avant toute chose, une question s’impose : qu’est-ce que le français ? Est-il seulement possible de définir objectivement une langue, d’exposer sans douter son contenu et ses limites ? Parce que les sociétés humaines s’entremêlent constamment, et que les interactions entre les différentes régions du monde se renforcent du fait de la mondialisation, il apparaît évident qu’une langue se nourrit du vocabulaire des autres peuples, qu’elle fait siens des mots étrangers. Ainsi près d’un mot français sur huit est d’origine étrangère. La langue ne connaît donc pas de frontières externes fixes ; elle est par ailleurs plurielle au sein même des États pour lesquels elle est la langue officielle. Ainsi, il est difficile de trancher si une façon de parler propre à un territoire local est une langue en soi, où s’il s’agit de français. Dans la seconde hypothèse, il apparaît que ce français est alors considéré comme « déviant », comme inférieur à la langue validée institutionnellement. Mais quelles sont ces institutions détenant le pouvoir d’affirmer ce qu’est le français ? L’Académie française est la principale d’entre elles. Elle est à la source du mythe d’une langue qui serait objectivement définissable. L’article XXIV de ses statuts précise en outre que « la principale fonction de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». Cette institution s’emploie donc à faire du français un système autonome et absolu, et donne ainsi l’image d’un langage qui serait une science exacte. Cette volonté de s’inscrire dans une démarche scientifique s’illustre avec la rubrique Dire, ne pas dire, au sein de laquelle l’Académie fait le tri entre les formes qui seraient correctes et celles à l’inverse considérées comme déviantes. Néanmoins, comme l’affirme Renée Balibard, linguiste française, « La langue que décrivent ces dictionnaires, qu’on serait tenté de croire naturelle, est une langue instituée » (L’institution du français. Essai sur le colinguisme des Carolingiens à la République, Paris, Presses Universitaires de France, 1985).
Conserver la langue
Une langue vivante ne peut être figée, immuable, et régie par des règles certaines. Parce qu’elle est pratiquée, parce qu’elle existe au travers de paroles formulées par des milliers de bouches et de mains singulières, elle évolue, se transforme.
Un mot recouvre un concept. Si celui-ci disparaît, ce n’est pas qu’un amas de lettres qui tombe dans l’oubli, mais l’idée qui se trouvait derrière.
Ainsi, le sens d’un mot peut muter peu à peu. Un verbe faiblement utilisé aura une probabilité de voir sa signification changer d’autant plus élevée. Le rôle d’un dictionnaire est alors de conserver le sens des mots, afin que ces derniers ne disparaissent pas uniquement du fait de leur rareté. L’enjeu est de taille, dans la mesure où un mot recouvre un concept. Si celui-ci disparaît, ce n’est pas qu’un amas de lettres qui tombe dans l’oubli, mais l’idée qui se trouvait derrière. Un vocabulaire qui s’appauvrit est synonyme de l’affaiblissement d’un système de pensée, de la disparition d’outils de réflexion intellectuelle et d’argumentation. Les dictionnaires, en empêchant que les mots deviennent désuets et que leur sens se dilate peu à peu, sont donc les garants de la conservation d’un paradigme conceptuel. Alors qu’à prime abord le rôle de tels ouvrages peut paraître passif, dans la mesure où les dictionnaires peuvent être perçus comme le simple lieu d’enregistrement des mots utilisés dans la langue française, leur fonction est éminemment active. En effet, ils influent sur le contenu de cette dernière, en y maintenant de force des mots, et donc des idées, qui auraient disparu si aucune tentative de garder leur sens premier n’avait été entreprise. Le caractère conservateur des dictionnaires est donc une nécessité ; cela est particulièrement vrai pour la réflexion scientifique. Dans cette hypothèse, avoir à sa disposition un outillage conceptuel précis et varié s’impose. La rareté d’un mot n’est en effet pas corrélée avec son utilité.
Faire évoluer la langue
Si les dictionnaires ont pour fonction de faire perdurer un vocabulaire qui pourrait avoir tendance à disparaître, ils se doivent également d’intégrer en leur sein des mots nouveaux, afin de proposer une représentation de la langue française actuelle qui soit la plus fidèle possible. Mais qui décide de ce qui fait partie de notre langue, et comment cette décision est-elle prise ?
Les institutions peuvent tenter d’impulser une réforme contre un usage en développement
L’enjeu de l’usage apparaît alors être d’une importance primordiale. Antoine Gautier, linguiste, affirme ainsi qu’ « en linguistique, l’usage est souverain ». La langue validée par les institutions ne peut se tenir trop éloignée de celle parlée, écrite, et enseignée. Vouloir conserver coûte que coûte une forme s’avère néfaste, dans la mesure où cela instaure une dualité entre la langue « courante » et celle utilisée dans les contextes officiels. Cela pourrait aboutir à une insécurité pour les citoyen·nes dans les domaines judiciaires et administratifs, un mot perdant ainsi sens certain. La langue reconnue par les dictionnaires peut également être amenée à évoluer pour d’autres raisons que sa mise en conformité avec l’usage. Deux cas de figures existent alors ; une mutation linguistique peut être revendiquée alors que les institutions y sont défavorables, où bien ces dernières peuvent tenter d’impulser une réforme contre un usage en développement. Ainsi, l’Académie s’est prononcée en 1984 contre la féminisation des fonctions et grades, suite à la création d’une commission devant étudier cette thématique. Alors que la réflexion sur l’écriture inclusive dépasse de nos jours les milieux féministes, cette institution a affirmé son rejet d’une telle forme scripturale, comme pour tenter de couper court à un débat qui mériterait pourtant de se dérouler. Il n’est néanmoins pas certain que l’actuel refus de l’Académie française de reconnaître la validité de l’écriture inclusive soit immuable ; un usage de cette écriture pourrait peut être conduire à un revirement. Par ailleurs, dès 1972, face à l’intrusion croissante de mots étrangers -et avant tout anglais- dans le vocabulaire couramment utilisé par les francophones, des commissions ministérielles de terminologie et de néologie sont formées. Leur but est alors de valoriser le mot français dont le sens est similaire à l’étranger, voire de créer un mot lorsqu’une notion ou objet n’a pas encore d’équivalent. Baladeur avait ainsi vocation à se substituer à walkman, par exemple.
Une langue vivante n’est donc pas un système figé ; elle évolue du fait de l’usage, mais aussi d’une réflexion sur la charge symbolique dont une forme est porteuse ; les institutions, qu’il s’agisse de l’Académie française ou des organes politiques, peuvent alors vouloir couper court à une réforme souhaitée ou au contraire en être les instigatrices. Leur pouvoir n’est néanmoins pas absolu, et il n’est ni possible ni souhaitable qu’elles soient les seules à contribuer à l’élaboration du français, dans la mesure où la langue est cette formidable chose mouvante qui n’existe que parce qu’ne multitude individus de tous horizons s’en saisit quotidiennement.