Grandes émotions de grands garçons
Par Julia Mouton
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Publié le 21 mai 2024
Que valent les amitiés masculines au cinéma, face au triomphe des amitiés féminines, racontées tantôt à travers le prisme du patriarcat tantôt à travers un regard juste et fin ? Quel potentiel ont ces relations qui sont rarement un matériau en elles-mêmes (dans Intouchables par exemple il s’agit bien plus des mondes qui opposent les deux personnages, à savoir un jeune ex-détenu noir et un aristocrate blanc en situation de handicap) ?
César du meilleur premier film 2024 en main, Jean-Baptiste Durand (réalisateur), ses co-scénaristes (Nicolas Fleureau, Emma Benestan) et Anaïs Bertrand (fondatrice d’Insolence Productions) semblent avoir visé juste. Le scénario est audacieux: il ne s’agit que d’une amitié entre deux jeunes hommes, Moralès et Dog…
Les villages « dés-innocentés »
Si le cadre spécifique de la campagne a souvent une utilité évidente dans les intrigues (dans Les Algues Vertes il s’agit de retracer l’histoire de la dénonciation de ces plantes toxiques par exemple), ici, on pourrait présupposer d’un choix uniquement esthétique. Pourtant, un enjeu tout particulier réside dans ce petit village : les tensions entre ceux·lles qui restent, et ceux·lles qui partent.
En effet, l’un des piliers de la position dominante de Moralès (interprétation de Raphaël Quenard, césar de la meilleure révélation masculine 2024) est sa rhétorique du « C’est pas pour moi ici. », lui qui n’est pas né dans le village vise plus haut.
Le sujet du Pouget hérisse les poils: quand ses ami·es se sentent méprisé·es par ses prétentions, Moralès se sent humilié par le fait de n’avoir, en fait, aucun projet lui offrant une issue de secours. Il est même, au contraire, très inséré dans son village. Cette double position donne au personnage une complexité faite de contradictions.
Si l’on retrouve dans certains films évoquant les banlieues la division entre celui ou celle qui s’en va, ou veut le faire, attisant le ressentiment et la jalousie des autres, la perspective semble différente. Dans ceux-ci est souvent récurrent le parcours stéréotypé de l’âme bonne parmi les cas perdus, qui réussit par son dur labeur et doit pour cela se séparer de ses mauvaises influences.
Ici, en revanche, c’est plutôt la seule sensation de « l’enclave » qui fait surface. Le Pouget semble coupé du monde (les seules fois où Moralès et Dog s’en éloignent, ils se retrouvent dans un désert ou dans une cité tout aussi apathique), ce sont toujours les mêmes ruelles exiguës et froides, la petite place sur laquelle se retrouve le groupe le soir domine le village, mais n’offre aucune vue panoramique, aucun horizon… Tout, dans le village évoque un quotidien lourd et assoupi.
Il s’agit donc moins du suivi du parcours de sortie des personnages principaux que de l’enjeu que représente le départ, qu’importe où l’on va. Chacun·e occupe d’ailleurs une position particulière vis-à-vis de cette question : si l’on a déjà évoqué la double casquette de Moralès, Elsa est celle qui vient d’ailleurs et ne reste que pour une durée déterminée, l’un des amis se voit reprocher le fait de vouloir ouvrir un restaurant dans le village et non ailleurs, avec des clients de Moralès est évoqué le voyage dont ils reviennent… Surtout, Dog a prévu de s’engager dans l’armée, décision qui est au cœur des troubles entre lui et Moralès.
En effet, non seulement les tensions recouvrant l’enjeu du départ sont abordées de manière fine et intelligente, mais elles sont également l’un des ressorts fondamentaux de ce qui attisera colère et empathie chez les spectateur·ices : la toxicité du lien entre les deux amis.
Les hommes sont donc toxiques aussi entre eux…
Arrêtons-nous d’abord sur le surnom du personnage interprété par Anthony Bajon : « Dog » : d’où lui vient-il ? Notons que l’on ne connaît pas son vrai nom. On tendrait presque à dire qu’il est nommé ainsi parce qu’il suit son meilleur ami comme un chien, fidèle à son maître. Le cadeau qu’il reçoit pour son anniversaire, un maillot de foot avec son surnom floqué à l’arrière, évoque d’ailleurs les colliers gravés offerts (ou plutôt imposés) par les maître·esses à leurs chiens.
Au-delà d’une telle interprétation, l’emprise de Moralès sur Dog est évidente. Il n’a de cesse de l’humilier et de dicter tous ses faits et gestes. Le départ de Dog d’une soirée est déjà vécu comme un affront, alors, évidemment, son engagement dans l’armée est insupportable pour son ami qui perd alors la main. Ce n’est probablement pas pour rien si, en pleine dispute, il lui lance qu’il n’est pas son « pote » mais son « frère ». Cette déclaration sonne moins comme une preuve d’amour que comme une sanction : il a beau essayer de s’extraire de son contrôle, ils restent inexorablement liés.
Car au projet militaire vient s’ajouter l’arrivée d’Elsa, dont les liens avec Dog, et son refus de se soumettre au bon vouloir de Moralès, viennent créer une étincelle dans leur relation, en perturber l’équilibre, ou plutôt en interroger le déséquilibre. Une telle arrivée révèle les effets cinétiques de la dynamique entretenue lorsque les deux jeunes hommes sont ensemble.
En effet, Moralès, face à Ali, est presque gêné devant le constat de la dimension illusoire de certains de ses projets, alors qu’en présence de Dog il s’emporte face à la moindre remise en question.
Reste qu’il est toujours le messie dans la pièce. Ainsi face à Bernard, un habitant du Pouget qui est son aîné de plusieurs dizaines d’années, il adopte une attitude paternaliste (bien que bienveillante). Peut-être l’attitude de Dog lui permet-elle de se laisser emporter par ses penchants de despote ?
L’art du malaise
L’une des grandes réussites de ce film est probablement le personnage de Dog : celui-ci parle très peu, en devenant autant gênant qu’il est gêné, faisant ressentir au·à la spectateur·ice des scènes de malaise d’une grande justesse.
Face à une telle personnalité, un « mur » selon les mots de Moralès, ce dernier peut prendre ses aises. Nous en venons même à l’impression que si Dog n’est pas secoué, il restera inerte, comme son village. Et si Dog semble plus éveillé en l’absence de Moralès, il n’en reste pas moins effacé, mais comment savoir qui il est sans l’ami dont il ne s’est pas séparé depuis le collège ?
Aux côtés des personnages, nous traversons ce spectre, de la gêne au doute, en passant par la rage frustrée, propre aux situations dans lesquelles les mots sont étouffés et les émotions latentes.
Des personnages périphériques trop peu esquissés ?
Le format plutôt court du long-métrage lui empêche peut-être de pousser à fond la construction de certains personnages.
Le personnage d’Elsa, d’abord, semble évanescent. Mais cela semble, en fait, plutôt pertinent : elle est comme une brise d’air frais, qu’on ne connaît que sur son passage, moins central qu’il n’est déclencheur. Son personnage n’est d’ailleurs pas esquissé comme le cliché misogyne de la briseuse de couple: elle n’est pas un personnage vil, au contraire, et elle a sa propre vie en dehors du duo Moralès-Dog.
La frustration que l’on peut ressentir concernerait plutôt la mère de Moralès. Sa froideur est pourtant essentielle à une construction non manichéenne du caractère de son fils.
De même, le groupe avec lequel le duo entre en conflit est peut-être un peu bâclé. Si l’on comprend la nécessité de leur intervention (notamment pour que les liens de Moralès et Dog soient d’une solidarité aussi forte), un travail plus précis, latent plutôt que sur le mode de quelques rencontres brutales, qui contrastent trop avec la pesanteur du film, aurait pu être plus convaincant.
On ne peut que vous recommander de voir ce film, disponible sur la Médiathèque Numérique.