Rêves de gosses
Par Julia Mouton
Photo DR
Publié le 20 avril 2024
Pourquoi les adultes sont-iels souvent mornes et creux·ses ? Parce qu’iels « connaissent la vie » ? Peut-être simplement parce qu’on leur a piqué leurs rêves. Et si nos grands-mères ne regardaient pas Les feux de l’amour par ennui, mais parce qu’elles cherchent à retrouver la flamme de l’imagination, le fantasme de leur propre vie ? Il n’y a qu’à voir les yeux émerveillés des visiteur·euses de l’exposition d’Iris Van Herpen au Musée des Arts Décoratifs : on avait besoin de féerie sans le savoir.
Envie de (re)découvrir le travail visionnaire d’une créatrice de mode ? Foncez au musée des Arts Décoratifs jusqu’au 28 avril 2024 pour voir l’exposition « Iris van Herpen. Sculpting the Senses » . De quoi redonner un peu de joie et de beauté dans une période plombée par les partiels, les concours et autres facéties universitaires. Et c’est gratuit pour les moins de 25 ans !
Réhabiliter la joie
Été 2023 : la sortie du film Barbie, de Greta Gerwig, a divisé les militant·es : s’agit-il d’une tonitruante irruption du féminisme à Hollywood, ou d’une récupération de la lutte par le capitalisme ? Question importante à garder en tête si nous ne voulons pas devenir nous-même des marionnettes. Mais ne tombons pas non plus dans le piège d’un militantisme cynique et blasé, incapable d’accepter toute émotion avant qu’elle ne soit passée par le laser « Validation Militante ». Ne méprisons pas la puissance de l’enthousiasme d’un public qui, en l’honneur de ses poupées Barbie, a tourbillonné jusqu’aux salles de cinéma vêtu de rose Barbie, pour aller voir BARBIE !!!!!!!!
Ce trépignement d’impatience qui nous propulsait vers nos jouets, vers cet autre monde que nous modelions à notre guise, parfois en osmose avec d’autres ; c’est cette force inarrêtable qui s’étouffe. Même dans un terrain vague nous inventions des jeux, nous communiquions par imaginaires. Les dessins animés étaient un nouveau matériau, des possibles encore non envisagés. Quand nous grandissons, peut-être deviennent-ils les archives d’un esprit qui a appris à délimiter ses espaces de pensée ? Comment dépoussiérer nos antiquités ?
L’enchantement n’est pas aveuglement
Loin de nous l’idée de clamer le pouvoir de l’innocence face à un monde trop difficile.
Même si elle développe des méthodes de fabrication éco-responsables, les robes d’Iris Van Herpen ne feront pas la révolution et ne déclencheront probablement pas d’envies d’insurrection. Les mannequins sont filiformes : au pays des fées, toutes les morphologies ne se valent pas non plus. Difficile d’extirper nos imaginaires des carcans imposés par nos socialisations.
Mais ce que l’exposition « Sculpting the Senses » peut nous offrir, c’est le rappel d’une de nos manières d’être au monde. Les artistes exposé·es nous tendent la main de Peter Pan : des robes mêlées à des œuvres énigmatiques et immersives, un fond musical envoûtant et thématique, un atelier reconstitué aux côtés d’un cabinet de curiosités… Juste avant le temps d’admiration pragmatique (« Quel travail méticuleux ! »), vient une réaction bien plus immédiate : « C’est magique ! ».
Bien sûr, nous nous savons dans l’enceinte du musée, où l’on est trempé·es les jours de pluie et où on se bouscule les samedis après-midi, ne nous faisons pas non plus d’illusions quant à notre capacité à retourner à l’enfance. Mais, tout de même, nous redécouvrons l’infinité du possible, cet âge où « tout faire », « tout être » et « tout voir » n’était pas une prétentieuse ambition mais un présupposé de pensée. Les yeux dédaigneux que l’on a ouverts sur nos projets d’enfant, Iris Van Herpen les referme, car elle les a accomplis.
Besoin de(s) sens
« Sculpting the senses » est une belle illustration d’un art aussi énigmatique qu’accessible. L’art pour l’art mais pas l’art pour lui seul. Les pièces ne revêtent aucun but pratique, mais ne sont pas snob, la sphère artistique ne se referme pas sur elle-même.
Mis à part le fait (non négligeable) qu’elle prenne place au centre de Paris, et que le tarif régulier soit assez élevé, l’exposition peut toucher tout le monde, car elle fait appel à nos sens et à nos imaginaires. Il n’est nul besoin d’une connaissance accrue de la haute couture ou d’une lecture attentive des cartels. Les formes comprennent tout le pouvoir de surprise, et le public n’a pas à faire d’effort pour que son attention soit retenue.
Voilà donc une exposition qui se vit. Par ses neufs thématiques, des êtres aquatiques aux squelettes, en passant par les métamorphoses, elle offre à chacun·e un nouveau ticket pour le pays des songes. Ce n’est pas le seul art souhaitable, ni l’art le plus puissant. C’est seulement une proposition au public. Mais c’est déjà remarquable : une proposition chaleureuse et non une démonstration froide. Voilà la puissance de l’art qui « plaît ».