Être végan·e dans un dîner omnivore
Par Léonie Houssin
Illustration : Tony Gonçalves
Publié le 28 février 2021
Je viens de découvrir le terme de végéphobie. Je suis végane depuis deux ans et demi, et végétarienne depuis trois ans. Je n’avais jamais entendu ce terme auparavant, mais il ne me parle que trop.
J’ai vécu peu d’oppressions au cours de mon existence. Je suis blanche, cisgenre, valide, d’un niveau de vie très confortable, et si je ne suis pas à 100 % hétéro, je n’ai jamais subi de discrimination due à mon orientation sexuelle. Je subis bien sûr le sexisme omniprésent dans notre société, pas celui qui te tue, te frappe et t’insulte, mais le sexisme insidieux qui t’indique dès le plus jeune âge comment te comporter en temps que femme.
Et si j’ai de nombreuses convictions politiques, l’écologisme, le féminisme, le « gauchisme », l’antiracisme, le véganisme est celle qui me mène le plus à prendre des coups. La première raison est qu’on ne peut pas la cacher en société. Quand on se sent dans un environnement insécurisé, l’on peut facilement éviter de dire qu’on est féministe, ou faire semblant de ne pas s’intéresser à la politique. Lorsqu’on est végan·e, même si on le tait en se contentant de manger les légumes disponibles, la question est inéluctable : « pourquoi tu ne veux pas de fromage ? ». Il est alors tentant de se défiler en affirmant que c’est le goût qui nous rebute, ou que l’on est intolérant·e au lactose (c’est bien mieux accepté d’être végétalien·ne par contrainte que par choix). Mais tout de même, le véganisme est un militantisme, le fait qu’il soit de plus en plus représenté en société est un pan du combat, et tout·e végan·e y contribue. Alors il faut bien assumer et s’attendre à l’attaque habituelle.
Car il s’agit bien d’une attaque. Je parle d’expérience. Je n’ai jamais lancé au cours d’un repas, et d’ailleurs très peu de végan·es le font, des « tu devrais arrêter de manger de la viande », des « tu sais que les poussins sont broyés ? » ni même des « je suis devenue végane car… ». Ce sont toujours les omnivores qui viennent voir ce qu’il y a dans ton assiette, et sans que tu ne leur aies rien demandé, entament la conversation. « Moi je ne pourrais pas arrêter la viande, j’aime trop ça ». « Ce n’est pas naturel, on est fait·es pour manger de la viande, les hommes préhistoriques en mangeaient et les lions mangent la gazelle ». « Encore les végétariens, je comprends, il faut manger moins de viande (?), mais les végan·es c’est extrémiste ». Toi tu écoutes, silencieux·se, tu attends la fin du monologue. « Je ne comprends pas pourquoi vous n’avez pas le droit aux œufs, si les poules sont élevées dans ton propre poulailler, elles sont heureuses ». « Et le miel alors, je comprends pas du tout, les abeilles font trop de miel on doit le leur prendre, et en plus les abeilles sont en voie de disparition on doit encourager les apiculteurs·trices ». Tu ne discutes pas ici la pertinence des arguments, que tu as entendus mille fois, auxquels tu as répondu mille fois, pour toujours finir par t’entendre dire « de toute façon les végan·es vous êtes violent·es, vous cherchez à imposer votre régime aux autres, vous mettez du faux sang sur des vitrines c’est HYPER violent ça, après tout chacun ses choix, laissez-nous tranquilles ». Voilà, fin du monologue. Si on ne s’est pas fait traité·e de terroriste, c’est une petite victoire. En tout cas, on est presque systématiquement qualifié·e d’intolérant·e, d’extrémiste, de carencé·e, de personne qui fait des choix absurdes, qui met les gens en danger, et qui souhaite mettre au chômage tous·tes les agriculteur·trices (et c’est un comble, de vouloir exterminer des espèces). Bref, quelqu’un de fondamentalement mauvais. Même lorsqu’on essaye de se faire discrèt·e, l’agression verbale est inévitable. Je n’ai jamais subi d’agression physique, mais certain·es végan·es en sont victimes. Voir à ce propos la page Instagram @anti_vegephobie.
Parallèlement, tout au long du repas, tu es poussé·e à déroger à tes principes, à te contredire toi-même, en ingérant un produit d’origine animale, afin que la tablée puisse se réjouir : « ah ben tu vois, c’est pas si grave ! », comme pour dire « ah ben tu vois, ta conviction ne compte pas beaucoup ! ».
Voilà ce qui attend tout·e végan·e dans un repas de famille, ou dans une quelconque réunion dînatoire où sont présent·es des personnes non véganes, surtout s’ils ont plus de 25-30 ans. Voilà l’atmosphère hostile à laquelle nous sommes régulièrement confronté·es. Une atmosphère récurrente, où plusieurs personnes se liguent contre une seule, peut être difficile à supporter. D’autant plus lorsque l’on vient en paix à un repas dans l’intention de partager un bon moment, certain·es omnivores se sentent le devoir de se justifier de n’être pas végan·e, et c’est bien connu, la meilleure défense c’est l’attaque. Le premier progrès, pour tout·e omnivore qui prétend défendre le libre choix de tous·tes en terme d’alimentation, serait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de dire à un·e végan·e qu’iel veut imposer sa vision des choses.