Un combat encore actuel
Par Héloïse Goulet
Publié le 29 novembre 2021
Sorti en octobre 2021, le nouveau long métrage de Ridley Scott, Le dernier duel, fait beaucoup parler. Et à raison ! Casting très prometteur et jeux d’acteur·ices à la hauteur de cette promesse, plans dignes du cinéaste, costumes somptueux… Mais, passés ces aspects, on découvre de nombreux enjeux.
Directement inspiré de l’histoire de France, le dernier drame du réalisateur s’intéresse à une affaire bien distincte : le duel judiciaire qui opposa Jean de Carrouges à Jacques Legris. Si celui-ci vous est peut-être étranger, il marque néanmoins l’événement qui mît un terme à la tradition de se défier devant Dieu, en acceptant que la mort soit le seul jugement. Cependant, une troisième personne sera mêlée à ce face à face, et en sera, en outre, la cause. En effet, Marguerite de Thibouville, incarnée par Jodie Comer, en accusant Jacques Legris de l’avoir violée, se retrouve au cœur d’un colossal scandale. Ce sont donc trois destins qui sont liés, et dont les issues résonnent encore aujourd’hui, en dépit du cadre médiéval et sous la magnifique cinématographie.
Le témoignage d’un moment clef
Le duel judiciaire est une procédure ordalique provenant du droit germanique. Elle permettait aux deux parties en litige de se mesurer l’une à l’autre dans une arène ou, à défaut, de désigner un champion pour défendre leur nom. C’était une pratique fréquemment utilisée en l’absence de témoins ou d’aveux. Malgré sa popularité pendant le Moyen Âge, le peuple français n’avait pas eu recours à cette méthode depuis longtemps avant que la chambre des seigneurs du parlement de Paris n’ordonne le duel de Jean de Carrouges et de Jacques Legris, approuvé par le Roi Charles VI. Ce phénomène remit la lumière sur une coutume qui était tombée dans l’oubli, en questionnant sa légitimité d’exister. Si le viol était le moteur majeur de l’affrontement, on découvre au long de l’œuvre que le contraste entre le niveau de vie des deux hommes, majestueusement dépeints par les excellents comédiens Matt Damon et Adam Driver, est à l’origine d’une puissante jalousie. L’amitié qui les liait se mue petit à petit en rivalité. Cette représentation des hiérarchies, monnaie courante durant cette période, appréciées à lumière de la possession de terres ou de titres, dessine un tableau plus qu’approprié des rapports sociaux de l’époque. Ce seront ces rapports, et en particulier ceux des trois personnages principaux, qui en somme structureront le scénario, en suivant une chronologie quelquefois compliquée à intégrer ; rare défaut qui ne rivalise pas avec les innombrables qualités précédemment citées.
Différentes versions de la vérité
Cette fresque historique n’est pas uniquement divisée en fonction d’une chronologie. Elle est également fractionnée en différents actes, consacrés à dépeindre ce qu’il s’est vraiment passé selon les protagonistes. Et évidemment, les données ne concordent pas toujours. Le but n’est pas de tout dévoiler dans ces lignes. Le voile est tout l’intérêt du film. Il est finement posé avec la répétition de scènes similaires, qui, reprises, révèlent de multiples nuances éclairant les événements. On revoit parfois des chapitres qu’on a déjà vu, d’un autre point de vue. C’est une narration qui apporte énormément, tant au synopsis qu’au message qu’il porte, et un format que le réalisateur britannico-américain a, selon moi, manié avec brio. Si chacun a sa façon de raconter la même histoire, l’histoire, elle, n’est pas propre à un individu et ne se résume pas à une interprétation. Comme dans tout problème, les interprétations sont importantes. Les sentiments et ressentis peuvent expliquer les faits. Simplement, c’est un sacré problème auquel les personnages sont confrontés. Et au lieu de se contenter de les expliquer, ils les éclipsent souvent. Trop souvent. Le contraste entre les divers récits installe le doute. Un doute qui peut s’avérer très dangereux dans ce genre de situation. Parce que, s’il y a une chose que je sais, c’est qu’incriminer un innocent n’est pas moins grave que de discréditer une victime.
La seule personne qui ne joue pas
est celle qui a tout à perdre
La place de la femme dans la société
Dès la scène d’exposition, Marguerite de Thibouville est montrée à moitié nue, s’habillant et se préparant pour ce que le spectateur comprend rapidement être la scène finale. J’ai trouvé ce choix de première image très sage. On ignore ce qui l’a conduite à un tel incident, on ignore la conclusion d’un tel incident, mais on constate presque immédiatement qu’elle est vulnérable et, à cet instant, c’est suffisant. La décision d’ouvrir le long-métrage de cette façon, le premier tableau suivi du fameux duel coupé de sa résolution, amène déjà une grande tension. Une tension qui ne redescend jamais pleinement, notamment en raison de la condition de la femme dans une époque aussi rude que celle du Moyen Âge. À l’exception de la reine qui a un semblant de pouvoir, les femmes apparaissent majoritairement malheureuses ou impuissantes, sinon les deux. Sans forcément parler de pouvoir, l’absence totale de contrôle sur leur vie rend celle-ci difficile et, quelquefois, à la limite de l’admissible. Le mariage forcé avec tout ce qu’il implique ; les devoirs conjugaux comme celui de procréer, allié à la pression d’offrir à son époux, non pas un enfant, mais un héritier, la dot confiée par sa famille à ce dernier, en monnaie d’échange contre l’être humain objectifié, le seul fardeau de ne pas avoir choisi son partenaire et de se voir ainsi imposé ses traits de caractère… Trop nombreux sont les maux qu’elles peuvent subir. Une expression assez adéquate pour dépeindre cette position est prononcée par la mère de Jean de Carrouges, qui semble pourtant consentir à cette soumission tout du long : « There is no right. There is only the power of men« , qui pourrait se traduire par « il n’y a rien de juste. Il n’y a que le pouvoir des hommes ». À travers ces deux propositions, il devient clair qu’elle-même est une victime. Sa lucidité sur la société et sa manière de fonctionner ne riment avec l’inactivité que parce qu’elle reconnaît son incapacité, une lucidité qu’on pourrait avoir encore aujourd’hui. Finalement, ce duel est un duel qu’aucune des deux parties ne peut réellement gagner. Mais la seule personne qui ne joue pas est celle qui a tout à perdre.