Tom Wesselmann à la Fondation Louis Vuitton : beautés capturées, féminités marchandisées ?

Par Louise Malvesy
Photo DR
Publié le 6 mai 2025
Après avoir visité l’exposition « Pop Forever, Tom Wesselmann & … » à la Fondation Louis Vuitton, des réflexions me sont immédiatement venues en tête. Quels peuvent être les enjeux à présenter une exposition de la sorte en 2025 ? À l’aune de considérations féministes qui cahotent de plus en plus nos sociétés, quel pourrait être le message de l’exposition en présentant des œuvres, dont la très grande majorité exhibe des nanas nues, grandes, minces et aux allures aguicheuses, sciemment orchestrées par le regard du mâle créateur ?
Dans cet article, je ne pense pas m’épancher sur le courant Pop Art en soi, ni vous présenter l’itinérance muséale de l’exposition, au contraire, j’aimerais tout particulièrement me questionner sur cette constante consubstantielle au Pop, à savoir la femme, inexorablement métamorphosée en objet de désir, et dont les œuvres exposées de Tom Wesselmann témoignent parfaitement.
Enfin, quand je mentionne la notion de femme, il s’agit nullement de la femme au sens inclusif et universel du terme, bien au contraire, les artistes Pop ne sont généralement pas dans ces acceptations-là, puisqu’il s’agit bien souvent d’une vision idéalisée (occidentale et sur fond d’américanisme accessoirement…) de la femme, blanche, mince, aux formes pulpeuses et dont les arabesques corporelles sont exacerbées par les lignes de la composition picturale.
Le mood Pop !
Afin de vous introduire mon cheminement discursif, cette exposition (du 17 octobre 2024 au 24 février 2025) a été conçue par la Fondation Louis Vuitton dans l’optique de retracer, au travers de la figure majeure de Tom Wesselmann, les œuvres et les manières picturales appréhendées par cette génération d’artistes Pop dans les années 1950-1960. Elle propose ainsi un vaste panorama d’œuvres monumentales aux supports et motifs bariolés.
Pour le bref topo, le Pop Art est un courant artistique qui apparaît dès les années 1950 en Angleterre avant d’outrepasser les frontières pour gagner à l’international, comme aux États-Unis, dont certain·es artistes vous sont très certainement familier·ères, comme les iconiques Andy Warhol, Roy Lichtenstein ou encore Richard Hamilton. Ce mouvement, transgressif dans ses désirs de subvertir un art bourgeois et élitiste, puise abondamment dans les topos emblématiques d’une culture populaire d’une vie nouvellement « moderne » rêvée, voire fantasmée, autour de l’inexorable propagation de l’American way of life.
C’est dans ce contexte que se place notre artiste, Tom Wesselmann (1931-2004), qui adhère dès, les années 1950, à l’esthétique Pop, par le truchement d’une iconographie progressivement jouissive et fantasque, de tout un imaginaire américain. Au travers de ses œuvres, il fait chavirer les genres canoniques de l’art, comme les topoï des natures mortes et des vénus allongées, par l’utilisation de matériaux et de supports variés, pris dans les assemblages intimes et patriotiques d’un quotidien à l’américaine. La Fondation expose 150 de ses œuvres majeures, notamment de ses premiers collages, avec ses Still Lifes, puis ses séries des Great American Nudes, les Mouths et les Smokers, ainsi que sa série des Sunset Nudes. À cela, s’ajoute, des perspectives thématiques, avec la présentation de 70 œuvres d’une trentaine d’artistes Pop, dont je vous en évoquerai certaines, notamment des œuvres réalisées par le prisme d’un regard féminin.
Femmes perdues, regards volés ?
Bon, j’arrête de vous faire patienter avec ces propos succincts, je vais vous faire entrer désormais dans le vif du sujet, le plus truculent. Peut-on alors penser ses œuvres et sa réflexion picturale nécessairement en vue d’un processus inéluctable de réification de la femme ?
Pourtant, en rentrant dans l’exposition, la très grande majorité des œuvres de Wesselmann se parent de toute une myriade de femmes présentées dévoilées, nues et monumentalisées par les dimensions sculpturales de ses œuvres. Je pense par exemple à : Great American Nude #21 (1961), Great American Nude #79 (1965) ou encore Great American Nude #38 (1962).

Nude #38, 1962

Nude#79, 1965
L’art Pop revêt alors des perspectives hautement érotiques, les femmes y paraissent tout bonnement réduites à des motifs sexualisés qui gravitent, frontalement au sein de l’espace pictural. La focalisation centrale, construite par Wesselmann, participe pleinement à orienter le regard du public vers ses femmes, transformées en vaste aplat de chair aguicheuse, modelée par des courbes et des formes pulpeuses. Par sa série, Great American Nudes, Wesselmann renforce l’idéal utopique d’un féminin désiré par l’idéologie consumériste du modèle de l’American Way of Life, à savoir, ce profil de la femme blanche, envoutante et lascive par ses postures.
Populaire, provisoire, jetable, bon marché, produit en série, jeune, drôle, sexy, astucieux, spectaculaire et très rentable
Richard Hamilton
Il est aisé de retrouver ci-contre toute l’esthétique prônée par le kitsch d’un americana, celui tissé par l’imaginaire débridé des comics, des Pulp magazine avec la Pin-up, frêle et sensuelle, au travers du topos de la Belle et la Bête. Je pense à une citation de l’artiste Pop Richard Hamilton, qui propose de définir cette fameuse esthétique de la manière suivante : « Populaire, provisoire, jetable, bon marché, produit en série, jeune, drôle, sexy, astucieux, spectaculaire et très rentable ». La femme Pop s’inscrit alors inexorablement dans ce contexte de consommation économique, d’un consumérisme libéral et capitalistique, alors en plein essor dans les années 1950 et 1960. Au même titre que cette nouvelle société est encensée et dont les produits, les marques demeurent auréolés par les artistes Pop, la femme compte parmi ses marchandises, une production sérielle, reproductible sous plusieurs facettes. Elle ne cesse d’être consommée, consumée et absorbée. Elle se range au travers de cette ferveur érotique hantée par le spectre d’un patriotisme qui se veut envoûtant et dont ses fétiches sont adulés, par cette Amérique qui ne cesse de déployer son mode de vie mirifique, dans les autres sphères du globe.
Par ces mises en scène, les femmes apparaissent alors réifiées, objectifiées et leur présence ne semble pas pouvoir se détacher d’une certaine jouissance de leur identité, de leur corps dérobés par le désir du regardeur. Wesselmann s’amuse sur toute une forme de présence / absence des femmes, elles paraissent là, axiales et centrales devant nous, mais finalement ne sont que dépossédées, voire désincarnées. Nous ne savons pas qui elles sont, leur identité n’est réduite qu’à cette forme rosée de chair humaine qui laisse uniquement ressortir des bouts de leur corps, à savoir leurs lèvres rouges, leurs seins, leur sexe, les traces de leur bronzage et parfois leurs pieds sertis de vernis. En bref, les parties corporelles et sexuelles que notre chère gente masculine, et leurs pulsions, adulent…. (je nuance, je ne fais nullement de généralité ici). Les femmes sont exaltées pour leurs contours et les parties délicieusement révélées pour un public qui s’en délecte.
Ainsi, en jouant sur des compositions aux cadrages serrés, aux lignes obliques exiguës, l’artiste capte des bouts, rendus désirables, des femmes prises au piège dans l’espace pictural. Par le truchement de supports différenciés comme les shaped canvases, les œuvres sont morcelées, prenant alors scène au travers de diptyques, triptyques charnels et populaires. Les femmes prennent part à ces œuvres découplées en plusieurs parties, prises dans les tourments consuméristes ; on les compare à des glaces, des fruits, des fleurs et deviennent ainsi alléchantes, appétissantes et affriolantes, comparées aux douces et moelleuses couvertures sur lesquelles elles s’étirent. Le concept de Male Gaze (« regard masculin » comme théorisé par Laura Mulvey, dans Plaisir visuel et cinéma narratif, en 1975) fait ici pleinement sens avec ces femmes-objets en proie au regard du mâle blanc et dominant pénétrateur, je ne vous apprends rien. D’autant plus que la technique, justement inventée par Wesselmann, du Drop outs, se caractérise par des focalisations presque érotiques, qui sapent volontairement certaines zones de la toile pour les déplacer vers d’autres parties davantage mises en avant comme au travers de l’œuvre : Self Portrait While Drawing (réalisée plus tardivement, en 1983).

Drawing, 1983

1965 et 1968
La partie tronquée laisse suggérer une paire de seins avidement observée par le regard méticuleux (et paradoxal ??) de l’artiste. De même que dans ses œuvres : Seascape #1 et #25 (1965 et 1968), les parties aguicheuses des femmes y sont présentées comme des trophées, des fétiches manipulés par ces espaces picturaux stéréotypés et hautement bariolés. À ce stade, on ne se demande si le mec n’est pas clairement un fétichiste refoulé, en collectionnant sur ses toiles ces femmes aux corporalités lacérées et assemblées ?
Une expo prétexte ?
Peut-on, toutefois, considérer cette réflexion comme une perspective qui viserait nécessairement à ébranler voire annihiler tout point de vue féminin ? Je vous l’accorde, cela serait trop manichéen que de considérer le courant Pop Art et l’art de Wesselmann, comme un art qui réifie immanquablement la femme… Certes, il l’est inexorablement, mais nuançons tout cela !
De sorte à justifier cette exposition, il était clairement énoncé dès l’entrée, que cette dernière se refuse à être pensée comme une vulgaire rétrospective de stéréotypes. La justification de la Fondation se loge alors dans sa façon de vouloir l’appréhender à la lumière des courants des gender studies ainsi que des cultural studies, et d’outrepasser alors des discours trop unilatéraux, centrés sur l’idée d’une indéniable objectification des femmes présentées. D’un point de vue artistique, en mettant en avant les créations de Wesselmann, il s’agit, en quelque sorte, de dépasser les distinctions trop canoniques autour des figures supposées être tutélaires dans le Pop Art, à savoir Warhol et Lichtenstein.
On pourrait dire que l’exposition fait, en ce sens, florès, puisqu’elle accorde une place importante au décloisonnement du courant artistique et de l’art, mais les femmes sont-elles pour autant décloisonnées du désir qui leur est attribué ? En tout cas, c’est ce que veut (peut-être) nous faire croire la Fondation… à méditer. Il est alors énoncé que les femmes paraissent prises dans une bouillonnante révolution plastique. Cette soudaine quête de plasticité se voudrait alors libératrice, libérée d’une puissance dominatrice de l’homme par le truchement d’une recherche sur la matérialité, la picturalité ainsi que la sculpturalité des œuvres. Mais les femmes ne sont-elles pas pour autant, toujours prises dans les méandres (et les limbes) des coloris, des motifs bariolés et des touches chamarrées ? Il serait pour ainsi dire facile de penser cela, et alors de faire fi de toutes les perspectives voyeuristes, instaurées par le regard masculin…
Les suffragettes du Pop ?
Pourtant, il est certain que ces corporalités féminines demeurent consubstantielles à cette question de la plasticité. Elles prennent part à ces vastes décors, et bien qu’elles nous semblent tels des objets figés, consumés par cette nouvelle vie américaine, vous l’aurez peut-être remarqué, mais elles ne sont pas si passives que cela… au contraire !
Ce qui ressort des œuvres de Wesselmann, c’est cette attention portée à l’esthétique, aux motifs plutôt qu’au fond. Il participe à retourner le sens, à pourfendre l’intellect par cette quête de distorsion, de tension entre les lignes, matériaux et formes de ses compositions.
Dans un contexte de libération sexuelle intrinsèque aux années 1960, voire 1970 à venir, ces séries des Pin-up, starlettes et playmates s’associent à une représentation picturale du plaisir féminin. On pourrait ainsi y voir, dans un second temps, une volonté de mettre en avant ces figures féminines, libérées de tous présupposés, notamment au travers du décloisonnement d’un normatif sexuel. Les œuvres de Wesselmann semblent redonner la possibilité aux femmes d’être des sujets qui désirent par eux-mêmes, aux postures presque orgasmiques, comme dans l’œuvre : Bedroom Painting #34 (1967-1975) qui transcende même le topos de l’extase mystique. Le regard masculin, qui se les approprie, ne peut se détacher pleinement des œuvres, mais toutefois, elles sont, certes anonymes, mais présentées comme des sujets désirants, aspirants alors à leurs propres envies.

L’exposition joue indéniablement sur cette ambigüité, il était énoncé : « Pourtant, Wesselmann n’a pas tant cherché à objectiver qu’à magnifier ses sujets. Il se conforme au canon artistique tout en le défiant. Replacée dans le contexte de la révolution sexuelle des années 1960, sa représentation du plaisir féminin rompt avec la passivité traditionnellement associée au « nu ».
On peut y voir une certaine forme de subversion du nu, d’une vénusté canonique de l’histoire de l’art. Par cette libération sexuelle du plaisir féminin, elles sont maîtresses de leurs propres jouissances.
Cette remise en cause d’une certaine passivité du corps féminin se renforce par la dynamique créative des œuvres ; ces dernières semblent se mouvoir dans l’espace fixe de la nature-morte capitalistique. Lors d’un interview, échangée entre la Fondation et Danièle Thompson1 (une des modèles de Wesselmann qui posa pour sa série Mouths et Smokers), cette dernière relate l’omniprésence sexuelle au travers des œuvres de Wesselmann, de ces femmes, certes ultra-sexualisées, prises dans ce cycle sans fin de la jouissance consumériste, mais, malgré l’avide envie de les posséder, cette sensualisaté pousse, pour elle, la réflexion très loin, notamment en questionnant l’attirance sexuelle de ces objets, que l’artiste veille à présenter sur ses toiles. On peut penser ce que l’on veut de ce point de vue, qui peut être pleinement nuancé, mais il explore tout de même les désirs fragmentés des corps féminins, au travers d’un renversement des principes des œuvres.
Les échelles monumentales participent à une forme de confrontation directe avec les modèles, ou du moins des bouts de leur corps. En dépit de l’absence de regard pour certaines, elles paraissent nous observer et prendre au piège alors un·e spectateur·ice un peu trop intrusif·ve. Les perspectives immersives des œuvres nous plongent dans leur intimité, celle des bedrooms et des still lifes. C’est ainsi tout leur corps qui nous regarde, qui nous surprend en train de vouloir pénétrer dans leur intimité. Le motif de la bouche ouverte, du large sourire, opère un chiasme interprétatif, puisque que le modèle féminin semble même se moquer du·de la spectateur·ice, voire même le·a tourner en ridicule. Les femmes paraissent malignes, posent fièrement et sont conscientes de leurs envies.
Bien qu’une très grande majorité des œuvres thématiques de l’exposition ont été réalisées par des hommes (oui oui, le Pop Art est un mouvement plutôt misogyne), les œuvres de femmes artistes, mettant en scène des femmes Pop, jouent sur un certain décloisonnement. L’œuvre Ice Cream, réalisée en 1964 par Evelyn Axell explore cette thématique d’une jouissance féminine suggestive et dont le sujet en est pleinement partie prenante.


De même que l’œuvre réalisée en 1964 par Kiki Kolgenik, Self Portrait, témoigne de l’imprécation engagée et volontaire de la femme, tiraillée par ce contexte politique qu’est la Guerre du Vietnam et la menace nucléaire. Cette poétique du féminin par le féminin parcourt cette esthétique de la pin-up lolita, qui n’est pas qu’objet de désir mais aussi animée d’une ferveur personnelle et singulière, prise dans les conflagrations politiques de son siècle.
Illusions et désillusions…
Pourtant, ce que l’on pourrait apporter en guise de questionnements conclusifs, c’est le cas problématique de l’émancipation de la muse, qui demeure nécessairement (et paradoxalement) célébrée par un regard hétéro-patriarcal. Le spectre d’une société occidentalisée et au travers de laquelle, l’homme, le mâle blanc et bourgeois apparaît encore dominateur, continue de calquer ses fantasmes sur la surface des choses, sur la surface des femmes prises au piège de ses stéréotypes.
C’est finalement là que réside toute l’entreprise de la Fondation Louis Vuitton, qui repose sur cette industrie exclusive du luxe, d’un art (également marché de l’art) pécuniaire et capitalistique. Mais pour ne pas terminer sur une note pessimiste (bien que réelle…), et bien que nos musées occidentaux regorgent de ces stéréotypes sur le genre, n’hésitez pas à y aller, faites des expositions, promenez-vous entre les collections, les œuvres ne sont pas tant ancrées que cela dans leur temps, elles proposent toujours de belles perspectives interprétatives (parfois fantasques) qui paraissent intéressantes à déchiffrer !
1 Fondation Louis Vuitton, «Tom Wesselmann by Danièle Thompson », publié le 19 décembre 2024. (https://www.youtube.com/watch?v=TvnX6cwNfqA&list=TLGGTSV8aFx_u0syMDAzMjAyNQ