TikTok : bonne ou mauvaise nouvelle pour le livre ?
Par Nathalie Debaere
Illustration ©Claire Boyer
Publié le 6 mars 2024
Livres et réseaux sociaux, un duo inattendu et qui fonctionne pourtant très bien. Il y a quelques années encore, on craignait que l’industrie du livre ne souffre terriblement de l’avancée du numérique dans nos vies, or on constate le contraire : lire est à la mode et l’édition ne s’en porte que mieux. Mais comme toute mode sur internet, ne serait-elle passagère et trop superficielle, centrée sur notre existence en tant que lecteurs et lectrices plutôt que sur l’expérience de lecture en elle-même ?
Le chapitre « Ceci tuera cela » de Notre Dame de Paris par Victor Hugo développe la crainte que le livre ne remplace le rôle traditionnel de l’architecture – « Le livre tuera l’édifice » ; alors que la population est de plus en plus lettrée en France au XIXe siècle, qui aura encore besoin de cathédrales et d’églises pour s’instruire ? La pensée humaine change de forme en passant du livre de pierre au livre de papier, plus durable[1]. Moins de 200 ans plus tard, la pensée humaine semble à nouveau changer de forme ; plus besoin de centaines d’ouvrages prenant la poussière dans une bibliothèque si l’on peut avoir un accès immédiat à toute information sur son ordinateur ou son smartphone. Qui n’a pas déjà aperçu ces gros volumes d’encyclopédies chez ses grands-parents, n’étant plus jamais consultés mais servant plutôt de décoration ? Et pourtant, personne n’aurait pu prévoir que l’industrie du livre connaîtrait un renouveau grâce à ce nouveau média si critiqué à ses débuts. Le phénomène « BookTok » (contraction de l’anglais book, livre, et du réseau social « TikTok ») aurait été à l’origine de la vente de 20 millions de livres dans le monde en 2021, chiffre en constante hausse. Colleen Hoover est elle-même un symbole du phénomène, son célèbre roman It ends with us ayant été vendu à plus de 4 millions d’exemplaires en 2023, et ce presque exclusivement grâce au réseau social. En septembre 2023, le hashtag #BookTok cumule plus de 180 milliards de vues[2]… Ces quelques chiffres montrent bien que l’on est face à un phénomène massif, à une nouvelle manière de consommer des ouvrages, au point où la nature même de la lecture et du livre se trouvent changée.
Les débuts de BookTok
Février 2005, création de la plateforme YouTube. Autour de cette date naissent les premiers blogs littéraires, une communauté se forme autour de la lecture, la critique et la recommandation de livres (le site « Goodreads » est créé en 2006), et on assiste à la naissance de « BookTube », communauté littéraire sur YouTube. Quelques années plus tard avec la progression des réseaux sociaux naissent des pages spécialisées dans certaines passions et activités (lecture, fitness, cuisine, art…). Toutefois, la lecture reste un intérêt de niche, une micro-communauté à part sur les réseaux sociaux ; rien à voir avec l’ampleur qu’a pris le phénomène récemment. La fin des années 2010 est l’ère des influenceur·euses, on remarque une rupture dans la façon de consommer du contenu sur internet : l’on promeut le bien-être, la santé mentale et physique, l’introspection (self care)[3], dans ce contexte de plus en plus de célébrités se prennent en photo tenant un livre ou parcourant des rayons de librairies (comme Bella Hadid ou Kendall Jenner), et certaines créent même leur propre book club comme Emma Roberts[4]. Lire devient cool, fantastique !
Explosion du phénomène
Il s’agit alors de communiquer explicitement sur son propre engagement intellectuel voire politique, et prendre en photo un certain livre dirait quelque chose de profond sur soi. Ou pas ? Le confinement de 2020 est en fait un très bon moment pour la vente de livres qui a augmenté de plus de 22% aux Etats-Unis entre 2019 et 2020[5], les individus, seul·es chez eux·elles, ayant plus de temps pour se consacrer à certaines activités d’intérieur comme la lecture, et le phénomène « BookTok » explose. Les « tiktoker·euses » (souvent des femmes) reprennent les codes d’autres domaines et l’adaptent aux livres (comme le « haul » de livres, à l’origine rattaché aux vêtements, ou l’étalage de ses collections de livres, rappelant les collections de maquillage) ; on accorde davantage de valeur à l’objet-livre, à la couverture (forme de bibliophilie), on annote des ouvrages à l’excès, on montre sa jolie bibliothèque personnelle…
Certain·es déplorent ainsi une superficialité excessive dans ce phénomène[6], une mode somme toute passagère où les influenceur·euses lisent à peu près tous·tes les mêmes livres – c’est l’esthétique qui prévaut – et Barry Pierce dans son article du magazine GQ affirme que ce qui compte le plus est de se montrer comme un·e lecteur·ice, curieux·se et cultivé·e, avec sa part de mystère, plutôt que de transmettre un avis poussé sur une lecture ou un passage marquant. Être actif sur les réseaux sociaux suppose de devoir publier photos et vidéos à un rythme soutenu (tyrannie des algorithmes !), d’où des publications pouvant sembler superficielles. L’apparence avant tout, comme sur tous les réseaux sociaux n’est-ce pas ?
Effets bénéfiques
S’il faut effectivement garder un esprit critique face aux innombrables recommandations de livres qui défilent, l’on ne peut toutefois rejeter en bloc l’apport de « BookTok » (et plus généralement des tendances sur les réseaux sociaux) sur les sociétés. Les critiques sur la superficialité du phénomène ont une composante certainement genrée, la communauté littéraire étant massivement portée par des jeunes femmes, et comme tout hobby féminin, il a tendance à être ridiculisé et remis en cause. Penser que tout ce que les jeunes femmes veulent, sont de jolies reliures sur des étagères bien ordonnées est sans doute un peu réducteur…
Rien que sur le plan économique, on l’aura compris, « BookTok » est une aubaine ; les livres populaires sur TikTok font l’objet d’une catégorisation spécifique en librairies et dans les grandes enseignes (chez Cultura par exemple[7]), et des libraires sont même formés au digital[8] − enjeu d’importance puisque le réseau social relance de façon spectaculaire la vente de certains livres, par exemple Le Chant d’Achille de M. Miller (vente multipliée par 10 après être devenu tendance sur TikTok[9]). Il suffit de regarder la liste des best-sellers du moment recensés par le New York Times, et l’on constate bien l’impact des réseaux sociaux sur la vente de livres, concernant la grande majorité d’entre eux[10].
Le monde de l’édition avait bien besoin d’un tel mouvement. Sur le fond, il est difficile de juger le phénomène et sa sincérité, les expériences sont différentes selon chaque lecteur·ice, et les réseaux sociaux ne montrent jamais la réalité en tant que telle. Toutefois, la mise en avant de la lecture et de tout ce qui en découle ne peut être une mauvaise chose en tant que telle ; tous les livres recommandés ne sont peut-être pas recommandables, les tendances autour de livres encouragent peut-être un certain conformisme ; mais si « BookTok » encourage les jeunes à lire davantage, à explorer art et littérature par eux·lles-mêmes selon leurs goûts et leurs préférences, alors ce ne peut être qu’une bonne influence. L’influence est caractéristique du climat médiatique actuel, alors autant la mettre à profit pour promouvoir des activités saines ! On déplore depuis tant d’années que « les jeunes ne lisent plus », « ont les yeux rivés sur leurs portables »… : si « BookTok » est un moyen de sortir ne serait-ce que quelques minutes par jour d’un monde virtuel addictif et souvent étouffant, alors le pari est réussi.
Sources
[1] Victor HUGO, Notre Dame de Paris, 1831, livre V, chapitre II « Ceci tuera cela » : l’architecture était avant le grand livre de l’humanité, or avec le développement rapide du livre elle perd de son importance
[2] https://wordsrated.com/booktok-statistics/
[3] https://thesocialinstitute.com/blog/the-power-of-influencer-culture-on-gen-z/ : sur le phénomène d’influence
[4] https://www.belletrist.com/
[5] https://wordsrated.com/impact-of-covid-19-on-book-sales/
[6] https://www.gq-magazine.co.uk/culture/article/booktok-tiktok-books-community
[7] https://www.cultura.com/livre/booktok.html
[8] https://www.radiofrance.fr/francecultue/tiktok-booktok-relance-les-ventes-de-livres-un-scenario-de-reve-pour-les-maisons-d-edition-et-les-auteurs-3697606
[9] Op.cit
[10] https://www.nytimes.com/books/best-sellers/trade-fiction-paperback/