Little Girl Blue, récit de la vie d’une femme
Par Suzanne Brière
Photo DR
Publié le 15 décembre 2023
À la mort de sa mère Carole Achache, Mona Achache découvre une multitude de boîtes d’archives, photographies, écrits et enregistrements renfermant des fragments de sa vie nébuleuse. Partie en 2016 sans donner de réponses aux questions de sa fille, Mona Achache décide de redonner vie à sa mère le temps d’un film, Little Girl Blue.
Carole Achache est élevée seule par sa mère Monique Lange dans un Paris effervescent d’après-guerre. Elle évolue dans un cercle d’intellectuels parmi lesquels Marguerite Duras, Violette Leduc et surtout Jean Genet. Sa mère Monique est elle-même très influente. Elle est romancière, scénariste et éditrice. Livrée à elle-même dans ce milieu intellectuel, Carole grandit bien seule. Durant sa vie, elle sera confrontée à des abus, à la prostitution, aux addictions… Elle ne sait comment se démarquer dans ce milieu et essaye alors d’écrire, en vain. Carole finit par se plier aux canons sociétaux et fonde une famille. Ce n’est qu’en 2011 qu’elle parvient enfin à faire publier son ouvrage, Fille de, dans lequel elle dresse le portrait de sa mère. Elle la décrit comme une figure qui plane sur sa vie, une ombre, un monstre. En 2016, rongée par ses démons et une vie rythmée par les abus, elle met fin à ses jours et laisse derrière elle le mystère d’une potentielle malédiction s’abattant sur les femmes de sa famille.
Faire revivre sa mère
Mona Achache, grâce aux archives laissées par sa mère, propose dans Little Girl Blue un film hybride entre fiction et documentaire. C’est ici qu’intervient Marion Cotillard. Dès la première scène du film, l’actrice, qui joue son propre rôle, opère une transformation. Elle devient Carole. Vêtements, bijoux, perruques, lentilles, montre, papier d’identité et même parfum, elle se métamorphose sous notre regard et celui de la réalisatrice Mona Achache qui joue également son propre rôle dans ce film.
Reste maintenant la question de l’attitude, de la voix et de la posture. Le film ayant été tourné dans l’ordre chronologique, chose assez rare, il nous est possible d’observer l’évolution du personnage incarné par Marion Cotillard. D’abord hésitante, elle est guidée par Mona Achache qui lui indique comment sa mère parlait, riait, fumait, buvait son thé… Puis, petit à petit, elle prend son indépendance, se laisse porter et devient Carole. Elle est particulièrement touchante dans un long plan séquence (qui ne paraît durer qu’un instant) dans lequel, allongée sur un lit, Carole nous raconte son aventure new-yorkaise. Le jeu de Marion Cotillard est excellent et nous fait voyager au côté de Carole par le son de sa voix et ses intonations qu’elle emprunte à la mère de la réalisatrice.
À cela, s’ajoute un travail d’enquête de la part de Mona Achache, une enquête parmi les archives laissées par sa mère. Un énorme travail de montage très intéressant permet de juxtaposer les images filmées et des images de l’époque, des photographies, des voix, des témoignages… Le film fait revivre Carole Achache mais aussi l’époque dans laquelle elle a vécu et s’est forgée. Marion Cotillard est alors merveilleuse dans sa performance en réalisant un playback parfait en suivant les respirations, les pauses et les intonations de Carole afin de donner un corps, un physique à ces enregistrements audio, à la véritable voix du personnage. Fiction et réalité s’entremêlent alors pour ouvrir une porte sur le récit de la vie d’une femme que sa fille cherche à retrouver, à rencontrer.
Little Girl Blue c’est aussi la création d’un décor atypique. Tourné dans un ancien hangar, le film prend place dans un espace évolutif, modulé selon la narration qui évolue en même temps que l’histoire de Carole. Les murs sont tapissés de photos, au plafond sont suspendus des journaux et écrits de l’époque. Le film prend alors ici une dimension beaucoup plus documentaire et rétrospective.
Au-delà d’une vie, un récit sur la condition des femmes
La réalisatrice ne souhaite cependant pas simplement livrer, au travers de ce film, un récit personnel sur la vie de sa grand-mère, sa mère et la sienne, mais plutôt inscrire cela dans un ensemble plus large. Un récit sur l’évolution de la condition de la femme et notamment sur les abus, un thème qui résonne parfaitement avec le panorama du cinéma français actuel. Ces thèmes sont abordés par la voix de Carole Achache, qui témoigne des abus qu’elle a subi lors de son enfance. Abus sur lequels sa mère fermait les yeux, mais dont elle avait été elle-même aussi victime. Ce film est donc le récit de la vie d’une femme, Carole, mais aussi d’une malédiction qui s’abat sur les femmes de sa famille jusqu’à la réalisatrice, Mona Achache. Malédiction qui illustre en réalité un fléau qui touche non seulement cette famille mais aussi l’ensemble de la société.
Little Girl Blue fonctionne comme une boucle, il s’ouvre sur une scène montrant Mona Achache découvrant le contenu des cartons et Marion Cotillard arborant les vêtements de Carole. Il se clôture sur les cartons d’archives de nouveau scellés et Marion Cotillard rendant à la réalisatrice les affaires de sa mère. Il s’agit donc d’un film à la fois très personnel et intime, une rencontre entre une fille et sa mère qu’elle n’a que mal connue. Mais cette rencontre s’inscrit dans un cercle plus large d’un récit sur les violences faites aux femmes et les abus. Little Girl Blue est donc un film extrêmement dense qu’il est difficile de résumer tant il est marginal d’un point de vue esthétique et visuel, avec un projet ambitieux de film-documentaire, mais aussi d’un point de vue scénaristique. Il faut avant tout se laisser porter par le jeu de Marion Cotillard et entrer dans le récit de la vie d’une femme effacée et dépassée par son passé, Carole Achache.