Les backrooms, une plongée au cœur de nos dédales intérieurs

Par Claire Boyer
Publié le 20 octobre 2023
Illustrations @valartyn

Il y a horreur et horreur. L’horreur kitch d’abord, avec du sang qui pisse, des visages monstrueux qui surgissent à l’écran sur une musique de cauchemar, des poupées aux sourires d’autant plus effrayants qu’ils semblent angéliques et des marchés passés avec l’outre-tombe. Une horreur circonscrite dans le temps, l’espace d’une soirée entre potes, d’une journée d’Halloween ou d’une vidéo glanée dans les profondeurs du Net, et souvent bien vite oubliée après le cri d’effroi ayant suivi l’image qui choque.

Mais il existe aussi un autre type d’horreur, celui qui touche à notre perception du quotidien, celui qui fait douter en déformant la réalité, celui qui est raconté pour convaincre et ébranler et non pour faire sursauter. Ce n’est plus de la peur que l’on ressent, mais un malaise, un frisson insidieux qui remonte le long de notre colonne vertébrale, que l’on ignore en journée mais qui revient nous tarauder le soir, à la fois excitant, car il ouvre la porte de l’inexplicable et terrorisant, car il flirte avec nos angoisses subconscientes.  

Depuis quelques années, parmi les creepypasta qui fleurissent et meurent sur Internet, les Backrooms ont la vie dure et alimentent de nombreux forums et fils de discussions, images et témoignages de survivant·es à l’appui, prêts à semer le trouble et l’angoisse dans les esprits les plus sensibles. Ici, pas de miroir magique, de lapin en retard ou de portail interdimensionnel au fond d’un mystérieux grenier : aucun signe fantastique n’annonce la plongée dans l’enfer. Imaginez simplement qu’un matin, sans le savoir, par un geste malencontreux et tout à fait banal (un simple étirement, une prise d’élan pour un saut, un mouvement brusque), vous perciez le mince tissu de notre réalité. Et que vous vous retrouviez seul·e, dans un couloir qui semble abandonné et s’étire sans fin. Vous avez pénétré dans un des étages d’un multivers composé d’une imbrication de centaines de milliards de « niveaux » plus ou moins peuplés, tous caractérisés par une grande dangerosité et une configuration particulière…   

Les Backrooms, produit de l’univers geek aux quêtes sans fin, empruntant beaucoup au vocabulaire du gaming (la bascule entre la réalité et l’univers des backrooms se fait d’ailleurs en « noclippant », terme s’appliquant à des personnages traversant la matière dans les jeux-vidéos) s’inscrit cependant également dans tout un imaginaire millénaire lié au dédale, à l’errance et à la folie. Dès lors, il ne s’agira pas ici de s’intéresser à l’univers en lui-même, ni aux moyens d’en sortir (si tant est qu’ils en existent…), mais à ce que les Backrooms révèlent de nos peurs et de nos espoirs les plus intimes.

Du Minotaure aux Backrooms, un historique du labyrinthe

Depuis la nuit des temps, l’un des pires châtiments infligés à l’homme est celui de l’exil hors de la communauté, de l’errance sur un territoire étranger. Pensez-y : les mythes et croyances regorgent de figures condamnées à errer : les âmes n’ayant pu payer d’une obole le passage du fleuve des Enfers, les Titans enfermés dans le Tartare, Adam et Eve jeté·es hors du Jardin d’Eden, les défunt·es sans sépulture… Du labyrinthe de Cnossos à l’architecture complexe des Backrooms, la figure du labyrinthe, matérialisation symbolique et physique de cette angoisse de l’errance car structure destinée à perdre celui qui s’y aventure, a traversé les âges.

« Je méditais sur ma demeure. Toutes les parties de celle-ci sont répétées plusieurs fois. Chaque endroit est un autre endroit. […] La demeure a l’échelle du monde, ou plutôt, elle est monde ». Ainsi parle le Minotaure dans La Demeure d’Astérion, nouvelle de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, faisant revivre le mythe de Thésée du point de vue du monstre, celui pour qui le labyrinthe est l’environnement naturel. Au sein du labyrinthe, tous nos repères spatiaux sont déformés, soit par une symétrie déroutante ne permettant pas de se repérer, soit parce que certaines lois physiques ou mathématiques sont violées.

En ce sens, les Backrooms constituent une forme de « méta-labyrinthe » : il est possible d’errer à la fois dans un étage, ou de niveaux en niveaux, se succédant quasiment à l’infini. En effet, si l’on parle de « niveaux », en réalité il n’y a pas de progression linéaire : chaque segment (numérotés par les explorateurs niveaux 1, 2 … jusqu’à plusieurs milliards) communique avec d’autres segments, constituant chacun un environnement particulier. Les « bascules » entre niveaux peuvent se faire à la fois par l’entrée dans certains lieux (franchissement d’une porte, aspiration par une bouche d’aération), soit par certains gestes (appuyer sur un bouton, trébucher…), et sont quasiment incontrôlables. Ainsi, si par désespoir, vous tentez de vous noyer dans la baignoire du niveau 598, vous vous retrouverez alors propulsé dans l’étendue quasiment infinie d’eau que constitue le niveau 07, l’un des principaux niveaux documentés par les explorateurs des Backrooms. Cela paraît vertigineux ? Sachez qu’il existe également des niveaux « négatifs » (-1, -2…), le niveau -1 ayant la particularité de s’offrir une réplique différente à chaque personne s’y aventurant et… des sous-niveaux, sortes de variantes d’un niveau.

Par ailleurs, la structure d’un niveau peut être complètement aléatoire, allant d’une pièce de chaufferie étouffante à une véritable ville : suivre un couloir moisi peut vous faire déboucher sur un supermarché à l’abandon, un escalier peut revenir sur lui-même, une porte ouvrir sur un océan et un distributeur vous aspirer. Le labyrinthe est un « système d’organisation spatiale chaotique et codifié qui se nourrit de l’erreur », « la forme spatiale la mieux conçue de la duplicité », écrit l’architecte et sociologue Manuel Bello Marcano[1], cette série d’expressions pouvant précisément s’appliquer aux Backrooms.

Et c’est parce que le labyrinthe est absurde et infini, et donc par définition atemporel, que la personne qui y pénètre voit la déformation du monde physique s’accompagner d’un glissement vers la folie et la détresse mentale. Perdre progressivement la raison est l’un des principaux dangers qui nous guette au sein des Backrooms, et ce d’autant plus, qu’à l’instar du labyrinthe, la déformation du monde physique que l’on expérimente en pénétrant dans les Backrooms doit le plus souvent être affronté seul·e. La solitude dans l’épreuve de l’errance est un motif essentiel : l’exil n’en est vraiment un que si l’éloignement physique est accompagné d’un éloignement affectif, social[2].

Mais revenons au Minotaure. Le labyrinthe dans lequel pénètre Thésée, s’il est absurde dans sa composition, a cependant un but : abriter le monstre. De même, dans l’évolution que connaît la symbolique du labyrinthe au cours du temps, celui-ci a toujours un cœur, une finalité. Ainsi, le labyrinthe de la cathédrale de Chartres représente-il le chemin tortueux vers la rédemption ou l’accès à la vérité divine? Dans tous les cas, le dédale est construit pour renfermer quelque chose, que ce soit un trésor caché à mériter ou une créature à dissimuler. Dès lors, ce qui épuise dans le labyrinthe, c’est l’attente. L’attente de la sortie, ou l’attente du sursaut. L’imminence de quelque chose prêt à surgir, et qui fait presque plus peur que le surgissement effectif. Le saviez-vous ? « Par une sorte de raccourci neuronal, la vitesse d’action du circuit de la peur, une fois mobilisée, dépasse celle de la prise de conscience d’un évènement dangereux ». Le corps réagit avant même que nous sachions pourquoi : il s’immobilise, notre cœur s’accélère, prêt à nous faire battre en retraite ou fuir en avant. Et cette réaction peut survenir parfois sans danger effectif : l’imagination, la perspective d’un danger suffit. La peur s’apprend, et elle s’apprend vite au sein des Backrooms où chaque niveau recèle son lot d’entités angoissantes[3], souvent meurtrières et hargneuses.

Et pourtant, et c’est peut-être le plus paradoxal, même en plein cœur du dédale, il y a la volonté, contre toute raison puisque le labyrinthe est le produit du chaos, de comprendre sa structure, de se l’approprier pour pouvoir s’orienter dans un monde sans repères. En témoignent le fil d’Ariane ou encore l’intense activité encyclopédique des wikidots dédiés aux Backrooms, tentatives de s’approprier un espace labyrinthique, matérialisation de ce que nous n’arriverons sans doute jamais à maîtriser : l’aléatoire de toute vie humaine.

Mémoires et réminiscences : les Backrooms, une cartographie des lieux abandonnés

Le labyrinthe des Backrooms a ceci de particulier, c’est qu’il s’agit véritablement d’un labyrinthe moderne, urbain, avec de nombreuses références à l’architecture des années 40 et 80, et de nombreux lieux du quotidien (centres commerciaux, écoles, hangars…) abandonnés. Cela pourrait étonner : a priori, des pièces vides, ce n’est pas le plus angoissant. Il y a tout lieu de penser que le fait de passer sous un beau soleil de mi-journée devant une maisonnette vétuste aux volets fermés et envahie par la végétation ne vous fera pas sursauter. Au contraire même, le spectacle pourrait vous évoquer une douce rêverie : pendant un bref instant, vous vous demanderez qui a pu vivre là, quelle est l’histoire de ces vieux murs, comment était ce jardin avant que la nature n’en reprenne possession. Mais repassez de nuit, alors que la lune dessine des ombres étranges sur la façade, et que l’animation de la ruelle s’est tue. Il suffira d’un bruissement, ou pire, d’un grincement, pour que le charmant mystère d’une maison solitaire se mue en la terrible peur du lieu déserté, que toute vie, humaine du moins, a quitté. C’est ce passage du registre du souvenir passif et sentimental, nostalgique, à la prise de conscience d’un passé révolu, dont il ne reste plus qu’une trace, qui fait frémir. « Les ruines sont des cadavres, des charognes minérales. Elles devraient révulser. Pourtant, à l’égal de la charogne baudelairienne, elles fascinent celui qui les regarde. Métaphore troublante de la mort, elles invitent à l’autopsie et au saisissement, à l’analyse ou à la contemplation », écrit l’historien Eric Fournier.

Et en effet, la représentation la plus emblématique des backrooms n’est pas un cliché d’une des nombreuses et terribles créatures qui la peuplent, mais l’image d’une pièce vide et dépouillée aux murs moisis, exhalant une forte sensation de désolation. Ce qui produit le malaise, c’est la sensation d’un objet (en l’occurrence un lieu) détourné de sa fonction première, sans qu’une autre finalité ne lui ai été réattribuée. Récemment, l’animé Suzume mettait justement en scène l’ouverture de « portes du désastre » dans des endroits autrefois pleins de vie, mais brusquement abandonnés, provoquant des séismes surpuissants. Les héro·ïnes devaient alors convoquer le souvenir des instants heureux passés dans ces ruines pour réussir à refermer les brèches. Les pièces parmi les plus angoissantes des Backrooms sont d’ailleurs celles où des échos de voix, des sensations d’un passé proche mais mort et prêt à réapparaître sous une forme dénaturée, rendent littéralement fous les explorateurs, les forçant à quitter le plus rapidement possible le niveau. C’est la puissance de la mémoire, de l’imagination capable de faire revivre ce qui a disparu à partir d’un support physique, qui de vestige devient témoignage. Combien de films d’action débutent quand le héros ou l’héroïne découvre un mystérieux objet, sur lequel iel a tôt fait de projeter tout un imaginaire complexe à l’origine d’un attachement personnel à quelque chose d’inanimé ?

D’une certaine manière, évoluer dans les Backrooms s’apparente alors à de l’urbex, terme désignant l’exploration, souvent de manière illégale, de lieux urbains délaissés (usines de Détroit, mines, zone abandonnée de Tchernobyl, anciens sièges du parti communiste…). Cette pratique, devenue de plus en plus à la mode, s’est généralisée avec la chute du bloc de l’est et la désindustrialisation, deux phénomènes ayant entraîné l’abandon massif de bâtiments publics ou privés.

Ainsi, de fil en aiguille, les récits des survivant·es des Backrooms, les images trafiquées de ce monde parallèle, construisent progressivement une mythologie incroyablement vivante témoignant du pouvoir de renouvellement d’Internet, et questionnent via les mécanismes de la peur et de la fiction les angoisses modernes, tout en les réinscrivant dans les croyances anciennes liées à l’errance et à la perte. Que les Backrooms existent réellement ou non, là n’est pas vraiment la question : leur présence dans nos imaginaires traduit quelque chose de nous, de notre relation au bâti, du lien entre espace et mémoire, de nos craintes et de nos aspirations, et elles ne cesseront plus dorénavant de nous hanter aux côtés des dragons et des fées.

[1] Bello Marcano, Manuel. « Jorge Luis Borges et la dédalographie. Introduction fictionnelle à un archétype spatial », Sociétés, vol. 113, no. 3, 2011, pp. 73-80.
[2] Certes, des groupes de survivants peuvent se constituer au sein des Backrooms, et en intégrer un peut même sensiblement augmenter vos chances de survie. Mais les Backrooms n’accueillent aucune vie humaine parmi les entités qui la peuplent naturellement : avant de trouver un groupe auquel vous associez, vous avez toutes les chances d’errer un bon moment. Par ailleurs, même si le cheminent peut se faire à plusieurs, l’épreuve elle se vit intensément seul.
[3] Pour les curieux : https://backrooms.fandom.com/fr/wiki/Entités

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