Freida McFadden et l’idiote de service
Par Madeleine Gerber
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Publié le 14 novembre 2025
Est-ce que les livres de Freida McFadden valent la peine d’être lus ? Pour la langue et le style, certainement pas. Mais pour ses protagonistes et les résolutions qu’on ne voit pas venir : peut-être. La manière dont l’autrice parvient à nous mener en bateau dit quelque chose de notre société et de la manière dont nous percevons les femmes, ou plutôt, les personnages féminins.
Si vous connaissez un tant soit peu Desperate Housewives, vous savez qu’un des personnages les plus éprouvants est Suzanne Mayer. « Suzanne la conne » comme on aime à la surnommer sur de superbes t-shirts vendus 29 euros. Ses relations amoureuses sont catastrophiques, comme son rapport à sa fille, qui la materne à outrance. Ses décisions sont toujours (considérées comme) idiotes, c’est une gaffeuse professionnelle et pourtant les mecs lui courent toujours après. Mais ne serait-ce pas ce qui les attire chez Suzanne ? Sa bêtise et sa candeur ambulantes ? C’est sans doute ce que pense Marc Cherry, créateur et principal scénariste de la série. On ne sera pas (plus) étonné·es de savoir que c’est bien un homme qui se cache derrière l’écriture de quatre femmes de la classe supérieure américaine – sa carrière entière est basée sur des séries au cast féminin. Éternelle problématique de qui peut écrire quelle histoire, qui peut parler au nom de qui ?
M’enfin, aux débuts des années 2000, on ne se pose pas tant la question de légitimité en fonction du genre ; débat qui hérisse encore aujourd’hui quelques professeurs de cinéma. Toujours est-il que Marc a une maman et des sœurs, il en connaît donc un rayon sur les bonnes femmes. Cela lui permet d’écrire, dans la droite lignée de ses prédécesseurs, des personnages qui font grincer des dents, à la stupidité hors norme pour certaines. (La série met toutefois en avant quelques problématiques de la vie de mère, entre charge mentale, mari bébé, mari jaloux, mari infidèle, mari incompétent, mari irresponsable et j’en passe, ce n’est pas notre sujet).
On la déteste
Cet archétype de l’idiote se retrouve dans nombre de nos divertissements préférés, alors on s’y habitue, on s’habitue à les détester ; ces femmes écervelées qui renvoient une mauvaise image de notre propre équipe. C’est aussi la pièce centrale de bon nombre de fiction sur Wattpad et autres romances à l’eau de rose dont la lecture en version originale anglaise permet de faire passer plus facilement la pilule. Notre idiote du quartier (Suzanne) aura petit à petit été transformée en une pick me des temps modernes. Celle qui agit comme une imbécile pour se faire aimer des garçons. Celle qui fait semblant d’être maladroite pour être protégée par les garçons. Celle qui rejette les autres filles, car elle préfère la compagnie des garçons. En bref, celle qui joue un rôle, parfois sans même le conscientiser, pour se conformer aux attentes desdits garçons. Une position d’être inférieur en intelligence, en courage, en débrouillardise qui pourra profiter de la science et de la protection du sacro-saint mâle alpha. Et vu le peu que ceux-ci ont à offrir, il faut bien prendre garde à ne pas faire étalage de son savoir au-delà de la table de 5, de s’évanouir de terreur devant un compteur électrique et de peser 45 kilos (comment pourra bien t’il nous porter pour éviter une flaque d’eau sinon ?).
Mais que vient faire notre chère Freida là-dedans ? Et bien elle a compris les règles et s’en sert pour jouer avec notre esprit de pauvres lecteur·ices conditionné·es par des siècles de patriarcat. Je n’ai lu (en vérité écouté en audiobook, cela rend la pauvreté de l’écriture plus soutenable) que deux de ses romans : La femme de ménage (2022) et La Psy (2024). La déontologie aurait voulu que je pousse plus avant mes lectures, mais 1) je fais ce que je veux, et 2) il s’est déjà dégagé de ces deux livres un schéma similaire. Les titres et pitchs du reste de son œuvre (généralement centrée sur une ou deux protagonistes féminines) laissent à penser que c’est bien là son fond de commerce. Ses polars, à gros retournement de situation, marchent pour une seule et bonne raison : l’idiotie de son personnage principal.
Pas le couteau le plus aiguisé du tiroir
La femme de ménage commence du point de vue interne de Millie qui cherche un travail et devient la femme à tout faire / babysitter de la famille Winchester. Qu’il est difficile de supporter ses dialogues internes indigent à base de « je suis un poids plume ». Cette pick me de ménage passe son temps à critiquer Mina, la mère de la famille (qui se comporte certes comme une folle). Elle la trouve négligée, pas à la hauteur de son magnifique mari, trop grosse avec, comble de malheurs, les racines brunes apparentes. Elle n’a d’yeux que pour le mari parfait, qu’elle aimerait faire sien. En plus, ELLE, peut tomber enceinte de lui n’importe quand, car elle est jeune et fertile, alors que Mina peine à avoir un deuxième enfant et sombre dans la dépression (la honte).
Un exemple typique de cette affreuse concurrence entre femmes que les misogynes adorent. Une opposition franche entre la femme usée et acariâtre et la jolie blonde (si jolie qu’elle doit se cacher derrière des lunettes pour être embauchée ouin ouin) jeune, pimpante et dévouée. Et idiote, surtout. L’adaptation du roman au cinéma par Paul Feig, prend la même direction, avec au casting Sydney Sweeney ; l’incarnation de la blonde écervelée, notamment due à son rôle de Cassie dans la série Euphoria, et plus globalement, à son comportement dans la vie de tous les jours (cf. la pub pour American Eagles). Nous voilà donc dans cette haine profonde, vouée au personnage que l’on suit, ce qui permet d’égarer aussi notre jugement sur le reste de l’histoire. Tout est écrit du point de vue Millie ; forcément, notre connaissance de son environnement est biaisée.
C’est alors qu’à la moitié du livre, retournement de situation (attention spoilers). Nous découvrons une narration interne à Mina, la fameuse harpie. L’histoire se dévoile alors dans sa totalité. Le charmant mari devient un sadique fou et manipulateur. La décrépitude de sa femme n’est qu’une tentative d’éloignement. Elle a embauché Millie en connaissance de cause, pour que cette dernière prenne sa place et subisse les mauvais traitements de son mari (s’arracher des cheveux, rester enfermée sans nourriture et j’en passe). Finalement les deux femmes s’allient pour détruire ce fou malade et tout est bien qui finit bien. Mort à l’homme et aux stéréotypes. Vive la sororité.
Pas le couteau le plus aiguisé du tiroir bis
Dans La Psy, on recommence avec le point de vue d’une idiote, Tricia, en adoration devant son mari. En fonction des chapitres, on alterne avec la fameuse psy (Adrienne), dont on suit la vie avant son assassinat. Tous les indices sont là pour comprendre que Tricia est en couple avec un mec dérangé qui a des moments d’autorité et se veut chevalier servant. On enchaîne les « mais j’adore mon mari », « c’est le meilleur mari du monde ». On apprend que cela ne fait que six mois qu’iels se connaissent et sont marié·es. Elle ne sait rien de sa famille et ne l’a jamais rencontrée.
Lors d’une visite immobilière, le couple se retrouve bloqué par la neige dans une grande maison isolée, ayant appartenu à Adrienne. Tricia découvre les enregistrements des rendez-vous de la docteure avec ses patient·es et l’on suit ces conversations. Un patient, surnommé E. J., attire particulièrement notre attention et celle de Tricia. Tiens, sa voix semble familière, tiens il aime le même vin que le mari de Tricia. Tiens le mari de Tricia s’appelle Ethan. « Mais réveille-toi bon sang ! », a-t-on envie de lui crier ; « ton mari c’est le psychopathe de la cassette, le gars qui a dû assassiner la psy». Dégoûté·e, on pense avoir le fin mot de l’histoire, persuadé·e de la mort prochaine de notre idiote d’(anti)héroïne.
Or, à quelques chapitres de la fin, c’est la révélation (spoiler). À défaut d’être l’idiote, c’est bien la folle de service. Tricia était l’une des patientes de la psy et avait déjà tué plusieurs fois par le passé. Responsable du meurtre de son précédent fiancé et de ses amies (pour venger une tromperie) elle avait fait croire à un vagabond-assassin. Elle venait à ses séances en tant que grande traumatisée, mais la psy avait fini par tout percer à jour. Elle s’était donc servie de ce secret pour convaincre Tricia de faire quelque chose pour elle. Tout ça ne s’était pas bien terminé et, après quelques péripéties, Tricia avait tuée Adrienne. Le point de vue de cette dernière nous révèle les qualités de Tricia, froide, intelligente, bonne menteuse ; bien loin du personnage dont nous avons suivi les pensées vomitives, tout le livre durant. L’épilogue nous confirme que ce n’est pas pour sa vie que l’on doit craindre. Le prochain à rejoindre les cadavres sous terre sera certainement Ethan, le parfait petit mari qui, malgré ses quelques red flag, n’est pas red au point d’accepter un énième meurtre de sang-froid.
C’était moi le couteau ?
Maintenant vous savez tout. Ces spoilers de rigueur n’auront pas pu révéler l’intrigue dans sa globalité, mais tout de même de quoi comprendre la clé de voûte de la narration de Freida. Il suffit de conforter le lectorat dans ses bonnes vieilles habitudes. Comme souvent, la femme dont on suit l’histoire est d’une débilité absolue. Fin. Pas de remise en question du point de vue. On accepte sans broncher le ridicule monologue de Millie ou de Tricia. On pense que l’autrice écrit très mal ses personnages, que ses descriptions sont clichées à mourir, voire qu’elle est, elle-même, la pick me originelle.
Car oui, on est tellement pris·e dans les filets de Freida, tellement aveuglé·e par la pénibilité de sa protagoniste, qu’on la prend pour une idiote, elle aussi. Un personnage féminin aussi nul ? Il n’y a qu’une autrice écervelée pour l’écrire. Une autrice dont on pointe du doigt la mauvaise littérature, dont la prodigalité littéraire nous fait même soupçonner le travail d’une IA.
Même une féministe comme moi est tombée dans le panneau, lors de la première, puis de la deuxième lecture. L’autrice touche tellement à mon affect, irrite mes nerfs avec ce personnage détestable – que la société m’a appris à détester, sans jamais contester son existence. C’est peut-être là le génie de Freida McFadden (qui au passage a étudié à Harvard, et dont l’écriture n’est qu’un passe-temps à côté de son travail de médecin), le génie donc, qui nous piège, non pas avec des enquêtes alambiquées à la Hercule Poirot ou à la Sherlock Holmes, mais avec nos propres biais de lecture. Une crédulité acquise à la cause de l’idiote de service, qui empêche toute forme de clairvoyance. Agatha Christie a écrit quelques romans où c’est le narrateur qui se révèle l’assassin (je n’en dévoilerai pas les noms pour ne pas gâcher l’histoire). Mais dans ces cas-là, le·a lecteur·ice peut émettre des doutes sur la bonne foi et les actions de ce personnage. Car lui, contrairement à Tricia, on peut croire qu’il est plus intelligent qu’il n’y paraît.
