Étincelante poudre d’escampette

Par Julia Mouton
Photo DR
Publié le 20 mai 2023

De Bonnie and Clyde (1968) à Into the Wild (2007), les road movies n’auraient-ils pas pour  habitude de raconter le périple de Blanc·ches qui se soustraient au carcan social selon leur bon vouloir ? Rien d’original à noter qu’Hollywood a du mal avec l’inclusivité, me direz-vous. Mais, roulement de tambours…. en 2019, Universal a laissé place à la réalisatrice Melina Matsoukas, dont le magnifique Queen and Slim (2019) rafraîchit nos rêves aventuriers.

Bien loin de jeunes téméraires voulant bousculer la routine et renverser le monde, Queen et Slim sont simplement de jeunes adultes, se retrouvant autour d’un dîner, après avoir échangé sur Tinder. Et c’est une altercation avec un agent de police, plus provoquée par le racisme de ce dernier, que par l’esprit rebelle des futur·es fugitifs·ves, qui les poussera à prendre la route.

Tisser des liens

Dès les premiers instants, il est sensible que le dialogue ouvre un monde des possibles entre les deux personnages. Cela passe par l’évocation, au détour d’un échange, de sujets brûlants tels que la peine de mort, mais aussi et surtout, par la découverte de l’autre, à travers le discours.

S’illustre alors ici toute la complexité de la rencontre. Notre perception du monde se croise à une autre, qui la confirme ou la déstabilise, mais à laquelle nous ne pouvons rester indifférent·e. La diffusion de Tinder témoigne-t-elle d’une addiction à cette prise de risques ?

Le premier échange verbal de Queen et Slim s’assimile en tout cas à une prise de perspective, car si c’est bien dans le même monde qu’iels vivent, c’est avec un œil différent qu’iels le regardent. Quand l’éminente juriste s’attaque aux grandes injustices, lui la force à regarder de plus près le quotidien. C’est presque une forme de mépris que l’on décèlerait chez Queen, mais mépris de la banalité, ou des « petites luttes » ?

Leur union semble être l’harmonie parfaite, et recherchée par nombre de militant·es, entre la connaissance de l’oppression dans sa systématicité, afin de forger la lutte du fer le plus lourd, et la conscience de la nécessité de répondre immédiatement à certains problèmes.

Se fossiliser

Après la création des liens se joue leur perpétuation, comment apparaître aux autres pour qu’iels se souviennent de nous ? Peut-on devenir éternel·le en imprégnant le monde de notre présence ? L’inquiétude de ne pas laisser de trace semble revenir comme une vieille rengaine tout au long de Queen and Slim.

Il s’agit d’abord de savoir auprès de qui nous voulons nous muséifier. S’illustre ici la différence d’échelle visée par les deux protagonistes. Si, pour Queen, prendre une photographie de soi permet de prouver sa propre existence, pour Slim, en revanche, il n’est nul besoin de s’employer à un tel narcissisme, quand notre famille est déjà marquée de notre passage. Plus qu’un désaccord, ce sont en fait deux démarches bien différentes. L’une se voit monde, entend marquer le ciel d’un éclair, l’autre veut être quelqu’un aux yeux d’un cercle restreint.

La question sera abordée sous une nouvelle perspective quand un jeune garçon, admirateur des deux fugitif·ves, la ré-évoquera dans son acception héroïque. Lui veut laisser trace de sa bravoure, quitte à choisir le geste le plus désespéré. Nous nous demandons alors : peut-on provoquer la gloire ? Comment «devenir quelqu’un» ? Se dévouer à une cause passe-t-il nécessairement par l’inscription de son propre nom dans l’histoire de la lutte ?

(Re)posséder son identité

Bien sûr, avant de s’enquérir du souvenir de notre personne à travers les temps, il s’agit de saisir cette même personne. Sous divers aspects, la question de l’identité est soulevée par Melina Matsoukas.

D’abord, Queen et Slim ne sont pas aventurier·ères dans l’âme. Tout se passe comme s’iels se métamorphosaient pour mieux se fondre sur une affiche «wanted». À ce titre, la transformation de leurs cheveux joue un rôle significatif, elle est un instant pivot pour les deux amant·es. Bien que persiste l’angoisse d’un tel jet dans le vide, iels se résignent, et renoncent aux êtres qu’iels étaient sur d’anciennes photographies, qui circulent comme un cynique rappel à l’ordre.

Si le soi se transforme, il a aussi besoin de connaître sa place dans son environnement. En ce sens, ce sont les femmes qui révèlent une expérience notable de la présence au monde. L’une des compagnes de l’oncle de Queen se reconnaît ainsi comme pilier de ce dernier, qui n’est rien sans elle (« He needs us to worship him, out there he ain’t nothin’ but in here he a king. »). Queen, quant à elle, dit ne pas vouloir d’un homme qui soignerait ses blessures à sa place, mais d’un compagnon prêt à l’accompagner sur ce chemin de guérison, et à embrasser ses cicatrices.
Qu’il s’agisse de la dépendance des hommes à leur égard, ou de leur propre indépendance à l’égard des hommes, toutes deux sont capables de se situer et de se construire, même dans une configuration patriarcale.

 Vivre la communauté

Par son approche du racisme systémique, c’est aussi la question du pouvoir de la communauté que pose l’œuvre.

Sont sensibles sous plusieurs perspectives les liens tissés par l’oppression commune. D’une part, certains traits de distinction, tels que l’âge, semblent s’effacer face à elle. Mais c’est aussi, d’une manière plus surprenante, les frontières professionnelles qui s’estompent. À ce titre, c’est la position ambivalente d’un policier racisé qui est abordée. Et si, en infiltrant le vil système, en faisant croire à ses élèves modèles qu’iels possèdent encore les lieux quand, dans l’ombre, la balance des pouvoirs se renverse, on changeait les règles du jeu ? C’est un tour de force qui n’est pas sans rappeler l’épisode 13 de la troisième saison de The Handmaid’s Tale, quand le commandant Lawrence ouvre les yeux sur la dépossession de sa propre maison par les servantes et domestiques uni·es.

Ce n’est pas pour autant à une idéalisation de la communauté que se livre la réalisatrice, qui n’hésite pas à souligner les dissensus qui divisent parfois les sujets d’une même violence.

Enfin, c’est un thème qui rejoint aussi la notion de safe place (espace de sécurité). Si celle-ci est émouvante, quand elle se révèle dans sa solidarité entendue, les configurations ne sont pas toujours aussi simples. La maison d’un couple blanc sera-t-elle jamais une safe place pour un binôme racisé ? Et qu’entend-on par sécurité ? Est-ce être matériellement protégé·e d’une attaque physique ? Est-ce estimer l’environnement gardé de tout préjugé raciste ?

Mais surtout, question cruciale, l’espoir de sécurité ne peut-il pas être le ressort d’un pouvoir oppressif ?
C’est en tout cas ce qui peut être compris des propos de Queen : «It is their job to make you feel like everything is gonna be okay. But the second you confess you become property of the state » (« C’est leur travail de te faire croire que tout ira bien. Mais dès que tu avoues tu deviens la propriété de l’État »). Car faire confiance au système, qui promet la protection à celles et ceux qu’il construit comme menaçant·es, c’est se jeter dans la gueule du loup. Peut-être ce mirage n’est-il qu’un appât ?Celui du·de la pêcheur·euse qui rend le poisson coupable d’avoir mangé l’asticot, pour justifier de le faire rôtir.

Esthétisme musical

Il échappera difficilement au·à le·a spectateur·ice la patte de Melina Matsoukas, qui a également réalisé plusieurs clips vidéo, tels que « Formation », de Beyoncé. La durée du film peut, en effet, s’expliquer par un travail esthétique remarquable du road movie. Les plans routiers ne manquent pas à l’appel, mais ne sont pas redondants, car l’harmonie se réinvente sans cesse, et est rythmée par une B.O. des plus séduisantes.

À plusieurs reprises l’image des visages suffit aux scènes de dialogues, sans qu’il ne soit nul besoin que les lèvres se meuvent. La pensée, comme la musique, circule de son propre élan. De la même manière que l’histoire de Queen et Slim répand, malgré eux·elles un vent révolutionnaire, les mots se transmettent par la simple présence, sans forcer le passage et l’ouverture de la bouche. D’ailleurs, dès le départ, les téléphones ne sont qu’enclaves, maudite soit la communication capitalisée !  

S’agit-il alors d’un rêve ?
Au détour d’un chemin, a lieu une scène évoquant très fortement les temps de l’esclavage. S’agit-il d’un mirage, d’une réminiscence du passé dans les yeux de ses descendant·es ? Ou plutôt d’une manière de révéler le « vrai » derrière le « beau » ? Ce serait alors une forme de rappel de la violence qui se joue en coulisses du théâtre esthétique, cachant bien des formes d’oppression.

Le cinéma, même quand il la représente, ne peut être une fuite indéfinie. Si belle soit-elle, impossible d’oublier pourquoi Queen et Slim ont pris la route.

Disponible sur Netflix, Queen et Slim, de Melina Matsoukas est un film à ne pas manquer !

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