Derrière le vernis des idoles
Par Madeleine Gerber
Photo ©Madeleine Gerber
Publié le 19 septembre 2023
Sur scène, Michael Jackson et Britney Spears. Deux poupées de chiffon qui tentent de réinvestir leur corps, de faire entendre leur voix. C’est le concert de la dernière chance pour ces stars discréditées. Le moment de faire tomber les masques. Mais, et si derrière ce masque il n’y avait rien ?
Autopsie mondiale est une pièce de théâtre écrite par Emmanuelle Bayamack-Tam et mise en scène par Clément Poirée. Elle présente ces deux figures de la pop, adulées puis détestées. Un pédocriminel, à l’enfance volée, chante aux côtés d’une blonde écervelée au corps sexualisé. Mais l’heure du jugement a sonné. Le monde veut des aveux, du sang, du sensationnel. Régler une fois pour toute le compte de ces icônes, dont les chansons tournent en boucle dans nos têtes.
L’esthétique de la pièce est tout bonnement jouissive. Dès le couloir pour entrer dans la salle, la décoration est vive, soignée et déjantée. La scénographie est brillante, frôlant même le spectaculaire. Le décor ne tombe pas dans le trop plein : il est protéiforme, donnant vie, aussi bien à un tabernacle, qu’à une fusée. L’usage de la vidéo et des télés apporte une autre dimension visuelle, d’autant plus que l’on ressent de nombreuses inspirations cinématographiques dans la mise en scène. Les jeux de lumière et les costumes sont dignes d’une comédie musicale. Beau, drôle, intelligent et touchant. Autopsie mondiale est découvrir de toute urgence au Théâtre de la Tempête jusqu’au 22 octobre 2023.
“Oops!… I did it again”
Lâche Britney d’une voix geignarde, faussement désolée, agaçante pour tout dire. Encore une fois, elle se complait dans ce rôle qu’elle connait si bien : celui de l’imbécile, de la femme-objet qui ne vit qu’à travers le regard des hommes, qui la désirent et des femmes, qui la jalousent. Mais voilà, le corps de Britney a changé, vieilli. Son heure de gloire est révolue. Elle ne suscite plus aucun fantasme, mais de la pitié, voire du dégoût. Fini les minauderies, les danses lascives en talons et les robes moulantes à paillettes. Peut-être le début d’une nouvelle ère où elle n’existe que pour elle ? Où elle fait ce qui lui plaît. Où on l’écoute sans la couper. « Oops!… I never did that ». Et bien tant mieux Britney, il faut tenter.
Oops Michael a encore fait des bêtises. Il s’est laissé emporter par ses pulsions criminelles. Mais il n’est pas responsable dans le monde imaginaire qu’il s’est créé. Un monde rempli de jeux, d’enfants, d’animaux et de chansons. Un monde où rien n’a de conséquence. Et quand on l’appelle à la barre pour répondre de ses actes, Michael en est persuadé, rien n’est de sa faute ; c’est celle de son père. C’est ce dernier qui a voulu le façonner comme il l’entendait. Michael se détestait en pantin malléable, alors il est devenu un autre, morceau par morceau.
“Annie, are you okay?”
Non elle ne va pas bien, comme le souligne malicieusement un des running gags de la pièce. D’ailleurs aucun des personnages ne semble bien se porter. Entre les stars déchues, qui se renvoient leurs défauts à la figure et les musicien·nes plus proches du zombie que de l’Homme, en passant par la représentante autoproclamée de l’opinion mondiale, dégoulinante de bien-pensance et le fan obsessionnel au projet déluré ; personne ne semble sain d’esprit. Mais c’est justement cette galerie de personnages intensément étranges et profondément humains qui appelle des questionnements universels. Le·a spectateur·ice se prête aussi à cette dissection. Qu’est-ce qui fait un être ? Suis-je une coquille vide ? Pourquoi ce besoin d’amour, de reconnaissance, d’être un autre que moi ? Qu’est-ce que la beauté pour moi et pour les autres ? Pourquoi ce besoin de critiquer ? Pourquoi l’avis des autres compte-t-il autant ? Pendant 2h et 5min, nous suivons les personnages dans leur quête. De quoi ? Même eux·lles n’en ont pas la moindre idée. Mais l’agitation maintient en vie, alors iels cherchent, pour donner un sens à leur existence.
À noter, le jeu remarquable des comédien·nes. Mathilde Auneveux et Pierre Lefebvre-Adrien incarnent les stars avec précision. Les voix, les gestes, les attitudes sont travaillées, sans jamais tomber dans le grotesque ou l’imitation sans âme. François Chary est convaincant et effrayant en groupie, pris d’une frénésie créatrice. Louise Coldefy est subtile en impitoyable juge des mœurs et des Hommes, moralisatrice à l’avis tranché qui finit par perdre pied. Enfin, les musicien·nes Sylvain Dufour et Stéphanie Gibert installent dès l’entrée du public dans la salle, une ambiance de concert particulière. Plein d’humour, un brin glauque, mais sorti des tripes, le show parvient à nous toucher en plein cœur.
La musique fait partie intégrante de la pièce qui devient une véritable performance. S’alternent voix déchirantes, chansons familières, violons macabres, voix brisées, chorégraphie au ralenti et mélodie faite de sons bruts. Le·a spectateur·ice est englobé·e , traversé·e par toutes les émotions, iel rejoint petit à petit la scène pour faire partie intégrante de cette troupe hétéroclite.
“Don’t you know that you’re toxic?”
Quoi de pire que les fans impitoyables dont l’amour fou terrifie ? Quoi de plus terrible que les langues qui s’agitent pour critiquer chaque faits et gestes ? Quoi de plus dangereux que l’opinion mondiale se plaçant en juge divin ? C’est nous. Notre esprit, libérant son venin, se permet les critiques les plus virulentes à notre égard. Nous sommes toxiques envers nous-mêmes. 24h/24, le cerveau travaille pour appuyer là où ça fait le plus mal, inspiré parfois par les commentaires d’autrui, mais toujours en ajoutant sa petite touche personnelle. Si Britney, Michael ou le fan s’aimaient, il n’y aurait plus d’histoire. Nul besoin de se créer un alter ego conforme à son idéal, de se cacher derrière un stéréotype, de projeter son amour sur un être factice. Si tout le monde s’aimait soi-même… délicieuse utopie.
“We are the world. We are the children.”
Qu’importe le passé de cette chanson, tous les personnages finissent par se laisser submerger par leurs émotions quand la mélodie se lance et les voix s’unissent. C’est le moment des gorges serrées, où tout ce petit monde s’accroche les un·es aux autres, comme sur le Radeau de la Méduse de Géricault. Amat de corps, de larmes qui pleure une innocence fantasmée. Un homme sous morphine, en état de béatitude constante. Un monde pur, anesthésié, parfait. Tous et toutes repensent à leur enfance, à ce moment où tout n’était pas encore joué. La conscience du monde encore endormie, la route des possibles s’ouvrait devant soi. Si seulement l’on pouvait tout effacer et tout recommencer…
Mais à cet épisode de déprime en succède un porteur d’espoir. Après le chemin de croix vient la résurrection. Il faut agir, construire pour mieux repartir. Le nouveau départ est imminent. Bébé (chou-fleur) ou pas, tout redevient possible. Le ciel s’ouvre aux personnages. La scène s’ouvre aux spectateur·ices. La musique monte. Les sourires s’étirent. Les corps se délient. Show must go on !