Dépolitisation des violences : comprendre et repérer le ‘DARVO’
Par Alice Alberto
Illustration ©Alexiane Auerbach-Amoros
Publié le 7 novembre 2025
« Je prends la parole parce que ce que j’ai subi dépasse ma personne. J’espère montrer que parler, c’est se protéger. Vous n’êtes pas seul·es. » Helydia, streameuse, octobre 2025. Depuis le témoignage de la streameuse Helydia qui accuse son ex-compagnon, le streamer Fugu, de violences conjugales, les réactions se multiplient : soutien, scepticisme, « on ne sait pas tout », « ils étaient tous les deux violents », « il faut attendre d’avoir les deux versions, un jugement ».
Ces réactions, si banales soient-elles, cachent une stratégie pernicieuse bien connue des chercheur·euses et des militant·es féministes : le DARVO. Le DARVO, théorisé par la psychologue et professeure à l’Université de l’Oregon, Jennifer Joy Freyd, est l’acronyme de “Deny, Attack, Reverse Victim and Offender”, en français : nier, attaquer, et inverser les rôles entre victime et agresseur·euse1.
Le DARVO ou comment faire d’un agresseur·euse une victime
Le DARVO, encore trop méconnu en France, est une tactique fréquemment employée par les auteur·ices de violences, pas seulement conjugales. L’agresseur·euse commence par nier les faits puis attaque la crédibilité de la victime aux yeux des autres, mais parfois, également aux yeux de la victime elle-même, avant de se poser soi-même en victime. Ces procédés n’ont pas besoin de convaincre tout le monde, semer le doute suffit, car dès lors que les témoins hésitent, l’agresseur·euse peut garder le contrôle.
Le DARVO repose donc sur une dynamique collective. Du moment que personne « ne sait vraiment » qu’on « ne veut pas se mêler ou se positionner », la domination et la violence continuent. C’est exactement ce que cherche Fugu lorsqu’il publie une vidéo YouTube, visiblement très travaillée et filmée depuis longtemps, de près de 50 minutes, intitulée « Mon histoire : jalousie maladive, chantage sexuel, violences conjugales, mensonge ». Dans cette vidéo, il se présente comme la véritable victime de la relation et ne cesse de remettre en question la parole d’Helydia.
Fugu n’est pas le premier à avoir recours au DARVO. Je pourrai citer bien des exemples de personnalités publiques accusé·es de VSS qui ont adopté des postures similaires : le candidat de téléréalité Julien Bert, le youtubeur DirtyBiology (Léo Grasset), le streamer politique Dany Caligula, le rappeur Nekfeu, l’ancien député Adrien Quatennens. Cela passe souvent par la publication de longues vidéos ou de posts remplis de prétendues preuves ou encore par des menaces de poursuites judiciaires, notamment pour diffamation. Ces prétendues preuves sont soigneusement sélectionnées, sorties de leur contexte, voire totalement mises en scène. Résultat : un faux semblant d’honnêteté qui sert à semer le doute, à détourner l’attention des abus commis et à inverser la narration.
Même quand l’agresseur·euse reconnaît partiellement certains faits, iel les reformule à son avantage. Iel les minimise et détourne l’attention de la violence réelle. Dans le cas de Fugu : « Oui, je lui ai bien envoyé plusieurs messages », reconnaissance partielle de son harcèlement, « mais ils étaient agréables et je cherchais simplement à savoir si les rumeurs d’accusation à mon égard venaient bien d’elle car j’ai été très surpris ». Cette reformulation décrédibilise le récit de la victime et crée le doute pour les témoins.
Le cas d’Amber Heard, une dérive glaçante
Même sans suivre l’affaire de près, impossible d’y échapper, le procès Depp VS Heard a envahi les médias ; TikTok, YouTube, Instagram, Twitter (aujourd’hui X) à un niveau inédit et violent, pendant plusieurs mois en 2022. Une trend voyait des femmes faire des playbacks sur la voix d’Amber Heard livrant son témoignage sur les violences conjugales et sexuelles qu’elle disait avoir subies. Le procès s’est transformé en spectacle : on analysait chaque mimique de l’actrice, son ton de voix, sa gestuelle, comme s’il s’agissait d’un rôle mal joué. Des vidéos de trente minutes décortiquaient son comportement, des pétitions signées par des millions de personnes réclamaient qu’on lui retire ses rôles au cinéma.
Tout cela reposait sur l’idée bien ancrée selon laquelle une « vraie » victime ne doit ni se mettre en colère, ni se défendre, ni se contredire. La bonne victime doit être docile, brisée et surtout silencieuse. De plus, ces tweets, ces vidéos, ces moqueries n’affectaient pas seulement Amber Heard, mais également les autres victimes de VSS, celles qu’on côtoie au quotidien. Elles lisent dans ces contenus une injonction claire « Si tu parles, on t’humiliera », alors elles se taisent davantage.
Un miroir du patriarcat
Le DARVO ne relève pas d’un trouble individuel, au contraire c’est une idéologie du contrôle qui s’appuie sur des rapports de domination déjà existants (patriarcaux, médiatiques, économiques, etc). Quand un homme violent se dit victime d’une femme « trop émotive », il rejoue à son échelle un mécanisme de domination dans système où la colère et la révolte des dominé·es sont toujours perçues comme une menace, et leur douleur comme un mensonge.
Ignorer ces stratégies ou les réduire à des « relations toxiques où l’abus est mutuel et symétrique » revient exactement à faire ce que le DARVO attend : détourner le regard, douter, attendre que « la vérité éclate au grand jour ». Maintenant, comment ne pas tomber dans le piège du DARVO ? Pas si simple, il faudrait d’abord apprendre à identifier ces stratégies et adopter une vision globale, c’est-à-dire prendre en compte la situation, le contexte dans son ensemble, les personnes impliquées.
1 L’utilisation de l’écriture inclusive ne doit pas éclipser le fait que les hommes représentent 85% des responsables des violences physiques et 97% des auteurs de violences sexuelles, comme l’indique l’enquête ministérielle Genese 2021.
Sources
Helydia, Instagram, post public, octobre 2025
Jennifer Joy Freyd, What is DARVO?, site jjfreyd.com, consulté en octobre 2025
Fugu, « Mon histoire : jalousie maladive, chantage sexuel, violences conjugales, mensonge », vidéo YouTube, 19 octobre 2025
Articles de presse Médiapart, 2022-2025
Témoignages et analyses féministes sur X Twitter, 2022-2025
La Fabrique du mensonge, épisode « Affaire Johnny Depp Amber Heard La justice à l’épreuve des réseaux sociaux », France 5, diffusé le 12 février 2023
