« The Green Wave » : la résurgence fulgurante de la culture irlandaise sur la scène artistique contemporaine

Par Léane Gaillard-Liandon
Illustration ©Claire Boyer
Publié le 3 octobre
Tout le monde semble aimer l’Irlande. En effet, cette île aux paysages pittoresques, comptant près de sept millions d’habitant·es – cinq millions en République d’Irlande et deux millions en Irlande du Nord – occupe aujourd’hui une place conséquente sur la scène artistique contemporaine, en particulier aux États-Unis et en Europe. Musicien·nes, acteur·ices, auteur·ices, réalisateur·ices… de nombreux·euses artistes issu·es de l’île d’Émeraude sont reconnu·es et récompensé·es, là où iels étaient autrefois marginalisé·es : l’anatomie de l’ascension foudroyante d’une outsider devenue « cool » aux yeux du monde entier.
La culture irlandaise domine sur tous les fronts : à la suite du succès impressionnant du film The Banshees of Inisherin (avec Barry Keoghan, Colin Farrel, Brendan Gleeson et Kerry Condon) qui a rassemblé quelques neuf nominations lors de la cérémonie 2023 des Oscars, le LA Times parle de la « Green Wave », inondant entièrement la scène culturelle mondiale. Dans le domaine musical, tout le monde connait évidemment les groupes U2 et The Cranberries ou la chanteuse Sinead O’connor, ayant dominé la scène rock des années 1990-2000s. Aujourd’hui, des artistes comme le chanteur Hozier, le trio de hip-hop Kneecap, le groupe Fontaines DC ou encore le groupe de musique folk irlandaise The Mary Wallopers gagnent le cœur du public étranger et occupent une place importante dans la programmation festivalière en Europe et aux États-Unis.
Sur les grands et petits écrans, les récompenses affluent pour des acteur·rices tels que Cillian Murphy (Oppenheimer, Peaky Blinders, la trilogie du Batman, Small Things Like These), Paul Mescal (Aftersun, Normal People, Gladiator II), Saoirse Ronan (Atonement, Lady Bird, Little Women, The Outrun), Nicola Coughlan (Derry Girls, Bridgerton …) ou encore Andrew Scott (Sherlock, Fleabag, All of Us Strangers), qui s’imposent dans de grands succès hollywoodiens tout en continuant de porter des productions irlandaises. Encore plus impressionnant : en 2023, le film An Cailín Ciúin est devenu le premier film en gaélique irlandais à recevoir une nomination dans la catégorie du meilleur long métrage international des Oscars. Dans le domaine littéraire, il est presque impossible d’être passé à côté des best-sellers – particulièrement tristes – de l’autrice Sally Rooney (Normal People, Intermezzo), des romans de Claire Keegan, ou encore des livres de Paul Lynch, qui a remporté le Booker Prize 2023 pour The Prophet Song. Enfin, dans le monde de la mode, Jonathan Anderson est récemment devenu le nouveau directeur artistique de Dior Homme, tandis que Seán McGirr s’est imposé en tant que directeur de création de la maison McQueen.
L’Irlande, une culture marquée par les mouvements de populations
Cet intérêt soudain pour l’art irlandais n’est cependant pas nouveau : l’Irlande s’est longtemps définie par sa culture, ancrée dans le storytelling et la musique folklorique. Une première vague de diffusion de celle-ci est survenue au cours des XIXe-XXe siècles, principalement à travers la littérature d’Oscar Wilde, James Joyce ou encore Samuel Beckett – qui maîtrisait par ailleurs parfaitement la langue française facilitant son introduction au public français. Cette production littéraire traitait de nombreux thèmes, attirant ainsi un lectorat divers, mais aussi de l’identité irlandaise : James Joyce exhorte par exemple le peuple irlandais à reconquérir sa culture et à se détacher de l’influence britannique dans sa nouvelle The Dead.
Cette première vague de diffusion de la production irlandaise peut être en partie expliquée par les importants mouvements de populations sur l’île d’Émeraude. En effet, l’Irlande a connu de nombreuses vagues d’émigration à travers l’Atlantique : tout d’abord au cours du XVIIIe siècle, motivée par une volonté d’obtenir une vie meilleure, puis à la suite de la Grande Famine (1845-1852), faisant passer la population irlandaise de huit millions en 1845 à moins de trois millions en 1926. Aujourd’hui, environ trente-cinq millions d’États-unien·nes se proclament descendant·es de familles irlandaises émigrées : or, un intérêt renouvelé pour la culture de leurs ancêtres a contribué à la résurgence de la culture irlandaise sur la scène américaine. Par ailleurs, la production artistique irlandaise actuelle est également impactée par l’immigration que le pays connait depuis plusieurs années : selon un rapport de l’OCDE, l’Irlande a accueilli 67 000 nouveaux·lles immigré·es à long terme ou permanent·es en 2022. Cette diaspora irlandaise a donc favorisé la création d’une culture diverse et perceptible par un public éclectique et cosmopolite.
La mentalité irlandaise : entre résistance, empathie et progressivité
L’intérêt du storytelling irlandais réside dans sa capacité à transcender les frontières, en traitant de thèmes universels, tout en gardant une identité profondément ancrée dans l’expérience de son peuple. Ceci permet de rendre accessible une histoire et des traditions riches – et notamment les éléments effacés par les quelques 800 ans de colonialisme anglais – dans un contexte offrant de plus en plus aux voix opprimées la possibilité de partager leurs expériences. La période des Troubles[1] a ainsi donné lieu à une grande production littéraire, musicale et cinématographique : la chanson Sunday, Bloody Sunday de U2 fait référence à la tragédie du 30 janvier 1972 surnommée le « Bloody Sunday », lors de laquelle l’armée anglaise tue et blesse de nombreux manifestant·es pacifistes. La chanson Zombie de The Cranberries – qui reste aujourd’hui l’hymne irlandais non-officiel lors de manifestations sportives et culturelles – devient rapidement au milieu des années 1990s un hymne pacifiste, déplorant et critiquant la brutalité et les effets dévastateurs de la guerre : ce morceau garde tristement une résonance actuelle sur l’ensemble du globe. Et comment oublier la série Derry Girls qui raconte, sur un ton humoristique, la vie troublée d’un groupe d’adolescent·es dans le comté de Derry pendant les Troubles. L’ensemble de cette production artistique donne l’occasion à de nombreux peuples de s’identifier aux histoires irlandaises.
Ces expériences tragiques permettent également au peuple irlandais de faire preuve d’une empathie rare, et d’être réceptif·ves aux récits d’autres peuples opprimés – l’Irlande étant en effet très souvent du « bon côté de l’histoire ». Le titre Famine de Sinéad O’Connor, dénonçant le colonialisme anglais, la « famine » organisée par la monarchie anglaise, la disparition de l’histoire et de la langue irlandaise ainsi que les conséquences générationnelles, résonne encore aujourd’hui. Il est important de rappeler le soutien important et de longue date de l’île d’Émeraude à la cause palestinienne : décision de reconnaitre l’État palestinien, boycotts d’entreprises israéliennes, manifestations… les Irlandais·es trouvent un parallèle saisissant entre la situation actuelle dans la bande de Gaza et leur propre histoire. Cela pousse de nombreux·euses artistes comme Kneecap, Fontaines DC, Nicola Coughlan ou encore Sally Rooney à utiliser régulièrement leur plateforme pour déplorer cette catastrophe humanitaire, ainsi que le rôle des gouvernements occidentaux dans celle-ci.
La mentalité irlandaise, caractérisée par une résistance face à l’oppression et un état d’esprit fier et combatif, est attrayante d’autant plus qu’elle est particulièrement progressiste. Dès le début des années 2000s, l’Irlande a fait peau neuve, cultivant l’image d’un pays évoluant avec son temps, avec l’approbation par référendum en 2015 de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, l’arrivée en 2017 d’un premier ministre ouvertement homosexuel ou encore l’autorisation en 2018 de l’avortement. Les publics états-uniens et britanniques se tournent vers ce pays moderne qui – contrairement à leur propre gouvernement – ne remet pas constamment en cause les droits humains. Les Irlandais·es sont également perçu·es comme des « bon·nes européen·nes », la République d’Irlande faisant toujours partie de l’Union européenne, contrairement aux « mauvais·es européen·nes » britanniques –tout le monde préfère donc l’Irlande.
Un public jeune et fier : la réintroduction de la langue et de la culture
La public irlandais, jeune et fier, souhaite solidifier l’identité irlandaise et montrer au reste du monde les qualités de leur patrie. Cette fierté se manifeste dans un sens de communauté fort et une solidarité remarquable, dans le monde artistique en particulier : les pubs, les théâtres, les festivals sont souvent de parfaits endroits pour se réunir et partager l’art créé. Dans le cinéma, la musique, la littérature, les artistes dédient leur art à l’Irlande. Ainsi, le titre I love you de Fontaines DC est une réelle chanson d’amour, une ode lyrique dédiée à l’île d’Émeraude – bien qu’admettant les difficultés de la vie irlandaise.
De plus, cette fierté se traduit dans la réintroduction progressive de la langue gaélique irlandaise, à la fois dans la vie quotidienne et dans l’art irlandais. Selon le recensement irlandais de 2022, près de 1.9 millions de personnes irlandaises parlent l’irlandais, dont 40% le parlent bien ou très bien. La langue irlandaise – longtemps occultée par les colons britanniques – est un excellent outil de résistance et de réappropriation de l’identité et de la culture irlandaise. Ainsi, lorsque l’acteur Cillian Murphy a gagné l’Oscar du meilleur acteur pour sa performance dans Oppenheimer, il termine son discours avec un remerciement en irlandais : « Go raibh míle maith agaibh ». Le groupe Kneecap incorpore régulièrement des mots en gaélique irlandais dans ses textes : le titre H.O.O.D contient le slogan républicain « Tiocfaidh ár lá, get the Brits out lad ! » (« Notre jour viendra, faites sortir les Britanniques ! »). Le rôle des réseaux sociaux est indéniable, promouvant une diversité des contenus et des personnes représentées. Il n’est ainsi pas rare de voir des personnes faisant des Get Ready With Me entièrement en langue irlandaise. Le Hynes’ Pub à Dublin propose par ailleurs des réductions lorsque les client·es commandent en irlandais – une bonne adresse donc, à garder si vous passez par Dublin.
Les réseaux sociaux permettent également de répandre différentes trends mettant en valeur l’Irlande et ses habitant·es. Ainsi, Internet semble porter un intérêt spécial pour cette version progressive et non-toxique de la masculinité incarnée par les hommes irlandais – Paul Mescal avec ses cardigans ou Andrew Scott dans son rôle de curé sexy dans la série Fleabag – et également un attrait particulier pour les accents irlandais prononcés, tel que le charmant accent de l’actrice Nicola Coughlan. La trend de « splitting the G » – consistant à boire une Guinness jusqu’à ce qu’une ligne entre la mousse et le stout coupe le G du verre en deux – a même entrainé une pénurie de stout au Royaume-Uni, au plus grand désarroi des amateur·ices de longue date cette boisson irlandaise.
Une volonté gouvernementale de promouvoir la production artistique locale
Enfin, il est impossible de ne pas parler de l’influence du gouvernement irlandais dans ce mouvement de renaissance de l’art irlandais : le soft power est central dans la mise en valeur et le développement économique de l’Irlande. Le système irlandais repose fortement sur des institutions qui aident les artistes – la plupart des artistes irlandais étant passés à un moment ou à un autre par celles-ci – comme Screen Ireland, the Arts Council ou encore the Music Network. Le gouvernement irlandais fait de nombreux investissements culturels : le budget alloué au Arts Council, une agence gouvernementale chargée du financement, du développement et de la promotion des arts en Irlande, était de 140 millions en 2025 – comparé à 80 millions en 2020, ce qui est considérable.
Bien que la culture irlandaise connaisse une résurgence fulgurante sur la scène artistique contemporaine à l’international, il reste encore difficile aujourd’hui d’être un·e artiste en Irlande. De nombreux·ses artistes partent du pays ou restent longtemps dans l’ombre avant d’atteindre la célébrité. Il est alors important pour le gouvernement irlandais d’aider ces artistes. Pour finir sur une bonne note : l’Irlande essaye depuis 2022 de mettre en place un revenu minimum pour les artistes irlandais·es – plus de 2000 artistes reçoivent ainsi 325 euros par mois !
[1] Conflit nord-irlandais qui a duré entre 1968 et 1998, opposant les Unionistes Loyalistes, majoritairement protestants (qui souhaitaient que l’Irlande du Nord continue de faire partie du Royaume-Uni), aux Nationalistes Républicains, majoritairement catholiques (qui rêvaient d’une Irlande unifiée).
Sources
FREYNE Patrick, “Everyone loves Ireland! Why is Irish culture so hot right now?” in The Irish Time, 3 février 2024 https://www.irishtimes.com/culture/2024/02/03/everyone-loves-ireland-why-is-irish-culture-so-hot-right-now/
GANNON Darragh, “Why is Irish culture so popular?” in Georgetown University, 12 mars 2025 https://www.georgetown.edu/news/ask-a-professor-irish-culture-green-wave/
MAC DONNELL Chloe, “The look of the Irish : a “green wave” takes over pop culture and fashion” in The Guardian, 17 mars 2025 https://www.theguardian.com/fashion/2025/mar/17/the-look-of-the-irish-a-green-wave-takes-over-pop-culture-and-fashion
MULLALY Una, “From Paul Mescal to Bad Sisters to Claire Keegan, the green wave keeps rolling” in The Irish Time, 30 décembre 2024 https://www.irishtimes.com/opinion/2024/12/30/from-paul-mescal-to-bad-sisters-to-clare-keegan-the-green-wave-keeps-rolling/
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