GRANDES OEUVRES, PETITS MOTS #3 : « Paravent (chien promené par quelqu’un vu de la fenêtre d’un TGV)»

Par Clémence Carel
Photo ©Simon Jung
Publié le 11 février 2025
Plutôt promenade sur rails ou sur pattes ? Clémence Carel pose un regard enthousiasmé sur l’oeuvre de Adrien Ogel, Paravent (chien promené par quelqu’un vu de la fenêtre d’un TGV), 2024 dans la troisième chronique d’une série de cinq épisodes.
Aubervilliers, Île-de-France, France
5 septembre 2024
Paris Design Week
Une myriade d’objets à l’horizon. Tabourets à trois pieds, châssis dans de la cire, balais chimériques … On aura tout vu cette semaine. Designers et artistes s’épient, se croisent et s’amusent de leurs voies différentes. Les voir ainsi réuni·es donne l’espoir d’une solidarité humaine, de paix dans le monde, et presque d’été indien.
Parmi eux, Adrien Ogel trace ses routes.
Le mobilier n’est pas immobilité. Prenons le paravent. Est-ce une cloison ? Le symbole du futile de l’ornement ? L’hypocrite panneau derrière lequel est censé se cacher toute l’intimité du monde ? Celui d’Adrien a un super pouvoir, il donne à voir la célérité du monde. Son titre, déjà flegmatique ou prétentieux, a des airs de casse-tête… Impossible – se dit-on, de retenir, de manière si incarnée, le mouvement tranquille du chien et son promeneur depuis la fenêtre d’un TGV. On est tenté de douter : tricheur ? Passons.
Souvenir d’imaginaires lointains que l’on croyait définitivement relégués aux salles du musée Guimet ; le paravent subsiste. Écran parmi les écrans devenus innombrables, le voilà encore dans un salon, celui d’une exposition cependant. Objet plurimillénaire, sa présence, à l’occasion de cette fête de l’avant-garde du design, projette le spectre des ères filées depuis sa naissance. Les humain·es vivent et meurent trop vite pour comprendre que ce qui fait notre « chez nous », et ce pour des siècles.
Et puis il y a ces voies qui sillonnent les panneaux, comme si elles se dévoilaient ensuite à l’infini, hors cadre. La fragilité des tracés sur les aplats francs et naïfs, c’est une générosité pudique. La bonté de ressentir encore un peu la fin du jour, cette douce mélancolie déjà trop dite avec les mots. Chacun trouvera les siens pour décrire ce que cette parenthèse temporelle lui évoque, les TGV de retour circulent partout en France après tout. L’artiste, lui, appose son mot, sa touche, celle qui lui a fait se dire « tiens, je vais en faire un paravent » : le chien et son promeneur. Ces deux-là sont le calmant et leur tranquillité retient toute l’immobilité du monde face à sa vitesse ; celle du TGV, celle de la vie des Chinois sous la dynastie Han, celle de la fin du jour depuis le TGV, et celle du jour qui se finit aujourd’hui. Car la magie de l’œuvre se mérite et prend par surprise. L’artiste-magicien a saisi avec toute l’humilité enfantine de la gouache maîtrisée, la lueur qu’aucun mot ne saura traduire. Quand le soleil penche un peu, alors que résonnent les pas las des dernier·ères visiteur·euses, les routes s’illuminent. Comme l’Annonciation de Fra Angelico du couvent San Marco à Florence, la lumière participe à la performance. Elle filtre à travers les panneaux et le jaune devient un peu plus éclatant, le banc au milieu des arbres un peu moins vide, et le coeur un peu plus serré. Seuls le chien et son promeneur semblent continuer leur chemin, impassibles.
Ils parent le vent, et toute la célérité du monde.