GRANDES OEUVRES, PETITS MOTS #1 : « A Mortal Monument N°1 »
Par Clémence Carel
Photo ©flufoto
Publié le mardi 14 janvier 2025
Surplomber le plombage. Regarder de haut l’état des murs. Constater
l’injustice et l’impuissance. Clémence Carel livre sa vision de l’art dans la première chronique d’une série de cinq épisodes avec A Mortal Monument N°1 de Cengiz Çekil (1990).
Le travail de Cengiz Çekil, pionnier de l’art conceptuel turc dans les années 1970, résiste face à la crise politique. Il en fait son terreau quotidien créateur, non par opportunisme, mais par propension naturelle à l’archivage. Il façonne une diction propre, doté d’un alphabet et d’un lexique spécifique, narre l’espérance, au jour le jour, pour dominer la mort.
La position du regardeur a toute son importance, et Cengiz Çekil ne lui donne pas le choix : nous ne sommes plus dans une situation de public participant, mais de public embrigadé. Cet engagement du·de la spectateur·ice est imposé sur l’ambiguïté de la permanence, liée à celle du rôle de regardeur. La monumentalité s’impose à nous, fut-elle réduite à quatre simples étages de béton. Le bâtiment érigé, qui appartient à une longue série de proto-bâtiments variants, semble inamovible. Et pourtant, les pierres, symboles de la propriété, font référence à des habitats temporaires, faits vite, pas pour durer. Dans les années 1980 turques, la durée était un mirage ; coup d’État et exils forcés obligent. Cengiz Çekil construit
des commencements de monuments, jamais achevés, le ciment on le posera plus tard, le toit ? Inexistant. Notre position est importante car nous regardons l’histoire de ces briques intemporelles d’un point de vue extérieur, inspecteur·ices des travaux non-finis se penchant sur la maquette de l’ouvrage, spectateur·ices de l’actualité-histoire. Car l’équivoque sur la notion de temporaire et de permanence dépasse le cadre historique qui initiait la série. Ces mêmes chantiers en train de se faire se font aujourd’hui, en Turquie et ailleurs, nous en connaissons
l’existence, et face à eux, nous sommes toujours passif·ves.
Individu et histoire politique collective sont alors liés dans la lutte de la vie, paradoxalement, par ce mausolée. Reproduit en série, et reproductible, il matérialise la monotonie et la persistance de la vie sous la répression politique. Par la répétition, il transforme les constructions quotidiennes en monuments de résistance pérenne. Preuve en sont les plus petites briquettes telles des dominos qui indiquent les dates d’exposition de l’œuvre. Elle continue alors son voyage dans les lieux de culture, délivrant son message d’espoir. Et la terre qui investit son enceinte, peut-être est-elle fertile pour porter les fruits de la résistance ?