Starve the beast : la stratégie du gouvernement ?
Par Rivière Mathieu
Illustration ©Madeleine Gerber
Publié le 11 novembre 2024
Le vote du projet de loi de finances pour 2025 intervient ces jours-ci. Vous avez certainement dû prendre connaissance de la fameuse partition pour économiser 60 milliards et réduire le déficit à 5 % : 20 milliards de nouvelles recettes et 40 milliards de dépenses en moins ! Mais de quoi cela est-il le signe ?
Il me semble que l’on parle trop peu d’une stratégie (réussie ou non) du président et de ses gouvernements depuis 2017 : réduire les recettes en baissant taxes et impôts pour s’offusquer, par la suite, d’un déficit « alarmant » (dépasser 5 % par exemple…). Cela permet alors de réduire nécessairement et légitimement les dépenses pour équilibrer le déficit ; on parle de Starve the beast en bon anglais ou, en français, « affamer la bête [l’État] ».
Une idée du nouveau libéralisme américain
C’est le pape du néolibéralisme[1] : Milton Friedman (1912-2006) fut l’un des premiers à relever l’idée et à militer pour que le conservatisme fiscal change de cap. Celui-ci se définissait auparavant par la compression et l’appel à réduire le déficit public à son plus petit niveau possible. Ainsi les conservateur·ices servaient les intérêts des big spenders car ils permettaient aux dépenses supplémentaires de trouver des moyens de financement. Il semble qu’ils ne luttaient pas assez contre l’engraissement de l’État (fédéral[2]) et n’étaient pas cohérents avec les conservateur·ices politiques qui demandaient un pouvoir minimal sur le pays : défense extérieure et diplomatie. Le nouveau cheval de bataille – impulsé par le prix Nobel en 1978 dans une série d’articles – devient la réduction des dépenses de l’État. La seule manière de les restreindre est de limiter ses revenus en coupant certaines taxes ou impôts. Il est donc impossible, pour tout gouvernement, d’atteindre des taux de déficit trop élevés (au hasard 6 %), ne laissant qu’une solution : couper certaines dépenses. Friedman fait d’ailleurs usage d’une métaphore : « just as a limited income is the only effective restraint on any individual’s or family’s spending[3]». Or une telle simplification est récurrente dans l’argumentation des libéraux·ales et, bien évidemment, très biaisée et non rigoureuse[4].
J’omets quelques autres mentions ayant précédé celle de Friedman car il est celui qui met véritablement au jour (et à la mode) cette idée. J’insiste sur le fait qu’elle ne soit qu’une idée et non une théorie étayée (ce que viendront confirmer les études postérieures et contradictoires). De plus, la « théorie du ruissellement » n’est, elle aussi, qu’une idée formalisée à peu près nulle part chez les économistes et démentie à plusieurs reprises[5].
L’idée connaît une grande postérité : « the Wall Street Journal’s editorial page, which often sets the Republican agenda on economic policy »[6] la reprend et la développe la même année (1978). Ceci correspond à un moment de redéfinition du parti Républicain depuis le Watergate, la victoire de Jimmy Carter, une nouvelle perspective économique avec le premier choc pétrolier de 1973 et le Nixon shock qui enterre le système keynésien de Bretton Woods. La conjoncture est ouverte aux redéfinitions ! D’autres affinent l’idée : mieux vaut ne pas couper directement dans les dépenses car cela dégagerait un surplus dont on ne saurait que faire, en outre les propositions électorales de baisses d’impôts sont toujours plus populaires que celles de coupes budgétaires : qui pourrait défendre la suppression d’un système de sécurité sociale ? Promettre de baisser les impôts de tous·tes ça ne mange pas de pain et tous les intérêts particuliers s’y retrouvent !
L’école du public choice, avec Buchanan en tête, se montre favorable à l’idée et tente de démontrer les effets d’une telle politique publique en examinant des exemples concrets au niveau des États fédérés. C’est notamment le cas en Californie où le gouverneur de 1967 à 1975 n’est autre que Ronald Reagan. Les journaux continuent de diffuser l’idée qui s’immisce chez les politiques… Le tout pourrait être assez aisément étudié avec une grille d’analyse sciencepiste (naming, blaming etc.) mais nous choisissons d’en venir aux faits. Auparavant, deux remarques :
- L’idée est étendue à la dette publique : un gouvernement conservateur pourrait intentionnellement faire monter la dette, en ayant appliqué une baisse d’impôts, sans baisse des dépenses (creusant par là même le déficit). Cela empêcherait le prochain gouvernement de gauche d’agir à sa guise…
- Puis, émerge le concept de feed the beast : lorsqu’un gouvernement mène une politique de hausse d’impôts, cette dernière permettrait, par la suite (même si ce n’est pas l’objectif initial), de faire croître les dépenses.
Le cas Reagan
Deux semaines après sa prise fonction, le 5 février 1981, le désormais président explicite cette idée à la télévision pour justifier ses baisses d’impôts à venir. Il a le soutien de Friedman qui revendique une coupe perpétuelle. La justification par une conjoncture temporaire défavorable à l’imposition ne l’intéresse pas et ne lui semble pas même nécessaire. Reagan, malgré les aléas de son mandat (loi TERFA), réduit massivement l’impôt : 140 milliards durant ses deux mandats sur un budget fédéral, pour l’année 1981, de 640 milliards de dollars. Cependant, le déficit s’accroît… Est-ce donc bien une application parfaite du starve the beast[7] ? Notons au passage que Reagan a continué à mener une politique de relance keynésienne traditionnelle[8] que nous, Européen·ness, sommes si réticent·es à reproduire, alors même que les pays les plus libéraux ne s’en privent toujours pas. Ainsi, l’Inflation Reduction Act en est un des exemples les plus récents. À quand un second plan de relance européen[9] ?
Après Reagan, l’idée devient un dogme du conservatisme fiscal. Bush, père et fils, la revendiquent et les analyses scientifiques plus ou moins sérieuses la mettent en débat. Les données économiques, les divergences de méthode et la formalité de l’acteur permettent peu ou proue de construire des études pour soutenir telle ou telle demande ou préférence politique du moment[10]. C’est le jeu des think tank : la fondation iFRAP(entre autres) porte et défend toujours ce discours en France. Sans s’enorgueillir de trancher le débat, j’ajoute un second travail critique en note[11].
Côté Macron
Notre président a effectivement baissé impôts et taxes[12], particulièrement sur les entreprises[13] et grandes fortunes.
Il est évidemment imprégné de l’idée présentée ci-dessus : il importe peu que ses premières baisses d’impôts soient compensées pour stabiliser le déficit. Si François Hollande l’a réduit petit à petit (atteignant 2,8 % en 2017) pour le ramener sous 2,5 % (critère européen respecté pour la seule année 2018), Macron repart déjà amplement à la hausse en 2019. En effet, en atteignant les 3%, on ne saurait lui imputer la suite, conséquence d’un plan de relance justifiée par la Covid-19. Le post-covid est étonnamment marqué par une nouvelle croissance lente du déficit : 4,7 % en 2022, 5,5 % en 2023, 6 % en 2024[14], voire plus en 2025 si des mesures ne sont pas prises.
Imputer cela à une seule stratégie starve the beast serait osé. Cependant le redressement du déficit devrait prendre la forme d’une coupe de 40 milliards dans les dépenses et une augmentation de 20 milliards d’impôts sur les grandes entreprises et les grandes fortunes. C’est l’entorse à la ligne macroniste depuis 2017 : une augmentation d’impôt. Il se trouve pris à son propre jeu, le déficit n’est plus supportable, ni pour une certaine opinion publique, ni pour Michel Barnier. Mais en prenant le point de vue de Friedman et des républicain·es américain·es, c’est une réussite dans le sens que l’État « diminue » puisque ce seront en dernière instance 20 milliards de moins à son budget.
Ce que j’expose pourrait être mis à mal puisque le budget de l’État est toujours croissant, mais ceci est absolument nécessaire (croissance du PIB, inflation, croissance de la population qui implique d’étendre les services publics etc). Il faudrait de fins calculs pour infirmer que Macron tente et parvient à ralentir la croissance « en volume » de l’État, voire qu’il abaisse ce que l’État dépense pour chacun d’entre nous.
Sources
[1] Terme assez négativement connoté auquel on préfèrera « nouveau libéralisme ».
[2] Toute référence à l’État en parlant des États-Unis est une référence à l’État fédéral.
[3] Friedman, Milton, 1978a. The Kemp-Roth Free Lunch. Newsweek, August 7.
[4] Tinel, Bruno « L’État doit gérer en bon père de famille », Le Monde diplomatique, 2016, https://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_economie_critique/a57207.
[5] Hope, David Hope et Limberg, Julian, « The Economic Consequences of Major Tax Cuts for the Rich », LSE, 2020, https://eprints.lse.ac.uk/107919/1/Hope_economic_consequences_of_major_tax_cuts_published.pdf.
[6] Bartlett, Bruce, « “Starve the Beast” Origins and Development of a Budgetary Metaphor », The independent review, 2007, https://www.independent.org/publications/tir/article.asp?id=641.
[7] zraelewicz, Erik, « L’expérience Reagan : moins d’impôts, plus de déficit », Le Monde, 1995, https://www.lemonde.fr/archives/article/1995/04/05/l-experience-reagan-moins-d-impots-plus-de-deficit_3863901_1819218.html.
[8] Izraelewicz, Erik, « Reagan fut un vrai socialiste ! », Les Échos, 2000, https://www.lesechos.fr/2000/05/reagan-fut-un-vrai-socialiste-1050620.
[9] Draghi, Mario, « The future of European competitiveness », 2024, https://commission.europa.eu/topics/strengthening-european-competitiveness/eu-competitiveness-looking-ahead_en.
[10] Georget, Anne, Choléstérol : le grand bluff, Arte, 2016, https://www.youtube.com/watch?v=cmZW_-GQ4Zc.
[11] Kumhof, Michael ; Laxton, Douglas, et Leigh, Daniel, « To Starve or not to Starve the Beast? », International Monetary Fund, 2010, https://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2010/wp10199.pdf.
[12] Bianchi, Frédéric, « Les Français paient-ils plus ou moins d’impôts depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron? », 2023, https://www.bfmtv.com/economie/patrimoine/impots-fiscalite/les-francais-paient-ils-plus-ou-moins-d-impots-depuis-l-arrivee-d-emmanuel-macron_AN-202308260140.html.
[13] Milleret, Alexandra, « Emmanuel Macron : le bilan », Option finance, 2022, https://www.optionfinance.fr/dossiers-de-la-redaction/emmanuel-macron-le-bilan/emmanuel-macron-le-bilan.html.
[14] Dumoulin, Sébastien, « EXCLUSIF – Budget : les prévisions de déficit s’aggravent encore pour 2024 », Les Échos, 2024, https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/exclusif-budget-les-previsions-de-deficit-saggravent-encore-pour-2024-2120282.