Les bobos rétrogrades
Par Madeleine Gerber
Illustration @valartyn
Publié le 17 janvier 2024
Y’a plein de trucs dramatiques qui peuvent arriver dans la vie. Écouter Cauet à la radio, écouter un concert de trompettistes de première année ou écouter l’avis de ton oncle sur l’écriture inclusive. Mais certaines situations peuvent s’avérer agaçantes. Du genre qui te donne envie de râler, d’en parler, d’en faire des caisses parce que la négativité parfois, ça a dû bon. C’est parti pour « Ça m’énerve : Les bobos rétrogrades », la chronique inutile basée sur des faits réels.
Je vous plante le décor. Deux vieilles dames et une église. Déjà ça respire pas le dynamisme. J’ai les fesses vissées à une chaise en bois peu confortable, mais visiblement excellente pour soulager les sciatiques. Pour l’instant tout se passe bien, j’ai l’estomac plein, je suis incluse dans la conversation, l’écoute est mutuelle, l’eau pétillante coule à flot. L’arrivée de la trouble-fête se fait progressivement. Elle aussi fait partie de ce club assez sélect qui a vécu mai 68, mais vote Macron avec le sourire. Sûrement lassée de ses discussions peu stimulantes avec son chien, elle cherche le contact humain, je le sens. C’est l’histoire de quelques minutes je pense alors, pleine de candeur. Dans ma grande bonté, je lui propose même ma chaise le temps de visiter les toilettes.
De retour dans l’église, quelle n’est pas ma surprise en découvrant, aux côtés de ma chaise vide, une autre chaise. Et sur cette chaise trône celle que je nommerai désormais Béatrice. Non pas que je veuille protéger son identité, mais ma mémoire traumatique a effacé son nom. Béatrice donc, est bien guillerette. Après un échange de banalités, je subis un interrogatoire qui aurait fait pâlir une conseillère d’orientation. Mais l’intérêt que me porte Béatrice n’est qu’une façade pour mettre en avant sa propre culture artistique. Culture artistique qui se révèle, elle aussi, être une façade. Façade trouée de toute part, de sorte qu’entre les connaissances approximatives, je peux apercevoir un bel égo, bien entretenu.
Ainsi on me reproche de ne pas connaître l’excellent film American house. « Une magnifique histoire narrant l’amour qu’un homme porte à l’amie de sa fille », insiste Béatrice. Par je ne sais quelle opération de l’esprit, j’arrive à faire le rapprochement entre son pitch édulcoré, et le film American beauty, de son vrai nom. Qui, de mon point de vue, raconte plutôt l’histoire d’un looser de classe moyenne, pervers au 2e degré, qui veut serrer une mineure trop sexy dans son uniforme de cheerleader. Et ce charmant monsieur est incarné par un monsieur tout aussi charmant ; Kevin Spacey. Béatrice, me chante les louanges de l’acteur, qui est aussi producteur de la série House of Cards (que je traduirai par « Châteaux de cartes » pour mes amis non anglophones que j’invite néanmoins à se questionner sur leur choix d’apprendre l’espagnol et l’allemand au collège).
Toujours est-il que Kevin Spacey a été viré du show à cause de « malheureuses » accusations de viols et autres. En juillet 2023 il est déclaré non coupable de neuf chefs d’accusation d’agression sexuelle et d’attentat à la pudeur. Mais bon, pas besoin de chercher bien loin pour apprendre que Kevin Spacey a été accusé d’agressions sexuelles par quatre hommes différents, dont un qui était mineur à l’époque, qu’il aimait bien trainer dans le jet privé de son bro’ Jeffrey Epstein et que l’équipe du tournage de la série s’est plainte de son comportement toxique et de son attitude de prédateur.
Peut-être juste un énorme complot de jaloux·ses ? Nous ne saurons jamais la vérité. En tout cas, une chose est sûre pour Béatrice, depuis que Kevin Spacey a été évincé de House of cards (« Châteaux de cartes » donc), la série est devenue vraiment nulle. Parce que ce ne sont pas les dix réalisateur·ices ni les treize scénaristes, ni les quatre autres producteurs, mais bien le seul et l’unique Kevin Spacey qui portait la série à bout de bras. Et à cause de cette chasse aux sorcières dont l’ère #metoo a bien le secret, le château de carte (House of cards) s’est écroulé.
J’ai tenté tant bien que mal de faire comprendre à Béatrice que je préférai regarder une série nulle plutôt que laisser un supposé prédateur les mains libres. Mais je crois que son amour pour la série était trop fort. Et pour celles et ceux qui s’inquiètent pour la carrière de Kevin Spacey, rassurez-vous, il sera prochainement à l’affiche du thriller Peter Five Eight où il jouera, comme il sait si bien le faire, un homme modèle aux premiers abords, étant en réalité un alcoolique qui cache un sombre secret, pour reprendre cette superbe description d’Allociné.
Mais Béatrice n’est pas seulement la grande défenseuse des enfoirés rattrapés par le karma, elle pleure aussi l’époque de son père où tout le monde travaillait dans une ferme et était heureux·se. Je vous jure, si elle avait trente ans de moins, Béatrice serait sur TikTok, en train de cuisiner une belle tarte à l’ancienne avec mozzarella faite maison, dans un coin de cuisine d’époque avec table en chêne et ustensiles du 19e s, un tablier cousu par ses soins autour de la taille et des mioches accrochés à chaque jambe. Le retour à la simplicité, à l’authenticité, au travail manuel, à notre féminité intrinsèque.
Mais bon, même aux plus belles heures du Moyen Âge, Béatrice n’aurait jamais pu voir House of cards. Ça parle de politique, il faut savoir lire et Kevin Spacey n’était pas né.