Quand la chemise brune n’effraie plus
Par Salomé Barbier
Illustration : Tony Gonçalves
Publié le 10 juillet 2021
Le 12 juin dernier, plusieurs dizaines de milliers de personnes se sont réunies partout en France pour la « marche des libertés », mouvement citoyen à l’initiative de nombreuses organisations, partis politiques et associations citoyennes afin de dénoncer la prolifération des idées identitaires et nationalistes au sein du débat politique français.
À la veille de la campagne présidentielle s’annonçant comme un tremplin pour Marine Le Pen, candidate du Rassemblement National, il s’agissait pour les signataires de cet appel non seulement de rassembler contre l’extrême droite et ses idées, mais aussi contre le tournant sécuritaire et liberticide du gouvernement qui ne cesse de s’affirmer depuis deux ans, ainsi que de sa fâcheuse habitude à récupérer, voire valider, les thèses du parti d’extrême droite.
Pour La République En Marche, l’heure n’est plus à la diabolisation du parti de la droite toute et de ses idées, l’ère du « seul rempart à l’extrême droite » et du « vote utile » est révolue. Pour gagner les élections, le parti présidentiel a choisi de marcher sur les plates bandes du RN quoiqu’il lui en coûte, on envoie désormais des ministres sur des plateaux télé reprocher à Marine Le Pen « sa mollesse » sur le sujet tendu de l’islamisme, on fustige l’université publique française en la targuant du spectre de « l’islamo-gauchisme », et l’on interdit une manifestation en soutien au peuple palestinien par peur d’une vague de violences et de débordements. Donc, si l’on en croit les faits , pour préserver la démocratie et l’équilibre du débat politique, il ne s’agit plus d’éviter et de condamner toute forme de stigmatisation et de haine envers certaines communautés mais de les valider ; si l’on en croit le parti présidentiel, pour contrer les idées nationalistes et xénophobes il faut opter pour un nationalisme atténué ; finalement, le vote utile contre l’extrême droite ne serait plus un vote contre ses idées mais bien en faveur de ses idées.
Alors, l’extrême droite est-elle moins dangereuse ? Ses théories xénophobes doivent-elles ne plus être prises au sérieux, voire banalisées ? L’époque du danger nationaliste et de son essor dans les esprits est-elle dépassée ? Les événements de ces dernières semaines tendent à prouver le contraire, les adeptes de cette idéologie se montrent de plus en plus sur la scène médiatique par des actions chocs : la gifle présidentielle par un militant de l’Action Française (groupuscule royaliste), ou encore l’enfarinage de l’élu La France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon lors de la manifestation parisienne de ce samedi par le vidéaste Tilou, également proche de l’ultra-droite ; puis la vidéo du youtubeur Papacito incitant les internautes à tuer des « gauchistes » en mettant en scène l’exécution d’un·e militant·e de LFI. Ne soyons pas alarmistes, ces actions restent isolées et teintées d’une certaine légèreté, mais elles ne sont pas moins préoccupantes car elles témoignent d’une volonté de ces militant.es de prendre une place importante dans l’actualité et de déstabiliser le jeu démocratique…
Anatomie du spectre obscur et menaçant de l’extrême droite
L’extrême droite française est plurielle et composée de nombreuses mouvances : il y a la face immergée de l’iceberg, le Rassemblement National, et ses bas-fonds, les groupuscules violents nationalistes et néo-nazi. Mais prudence, la corrélation entre ces mouvances est importante, nombreux sont les hauts cadres du RN qui ont fait leurs classes dans des groupes d’action violente comme le GUD (Groupe Union Défense), ou à Génération Identitaire aujourd’hui dissous.
Le Bulletin du Parquet Général de Paris sur le terrorisme de mars 2021 révèle la prolifération depuis 2016 de projets d’attentats par des membres de cette ultra-droite, à chaque fois déjoués
Ces groupes organisés aux attraits de milices conservent des liens idéologiques et relationnels proches avec le parti politique. Dans un reportage diffusé en 2018, la chaîne Qatari Al Jazeera English réussit à s’infiltrer au sein du siège du groupuscule Génération Identitaire à Lille, et y montre la présence de proches de la candidate du Rassemblement National buvant des bières en compagnie des militant·es ; ces scènes de détente filmées en caméra cachée montrent surtout l’hypocrisie de la campagne de dédiabolisation du parti d’extrême droite. En effet, les militant·es sont proches et peuvent même travailler ensemble, mais surtout iels partagent les mêmes idées et ne sont pas gêné·es de plaisanter en stigmatisant les migrant·es ou la communauté musulmane.
Ces mouvances variées s’appuient toutes sur la vieille rengaine identitaire : complotisme, virilisme, haine des communautés musulmanes, identité et histoire nationale glorifiée
En revenant sur nombre des points de son programme tels que la sortie de l’Europe ou certains de ses propos sur l’immigration, Marine Le Pen tente de lisser l’image du parti fondé par son père et de le rendre davantage accessible, et cette stratégie semble fonctionner à merveille. En effet, l’extrême droite, comme tout l’échiquier politique français, a su évoluer et s’adresser aux différents types de population. En affichant un nationalisme décomplexé, les militant.es de cette mouvance gagnent du terrain : le magazine Valeurs Actuelles connus pour ses unes polémiques a lancé sa propre chaine YouTube, VA+, et reprend des concepts pour atteindre la jeunesse. De nombreux·ses youtubeur·euses affichent sur la plateforme leur idéologie identitaire. En s’appropriant ces espaces d’expression, iels font progresser l’idéologie dans les esprits et tendent à se poser en alternative à des politiques libérales qui semblent manquer d’efficacité. Mais cette face émergée de la pensée nationaliste garde un point de contact fort avec les groupuscules plus violents. En effet, l’ultra-droite et son activité inquiètent les institutions : dans une enquête, Mediapart révèle le contenu du Bulletin du Parquet Général de Paris sur le terrorisme de mars 2021, se préoccupant de la menace terroriste d’Ultra-Droite en France. Ce bulletin révèle la prolifération depuis 2016 de projets d’attentats par des membres de cette ultra-droite, à chaque fois déjoués : empoisonnement d’un rayon halal, tentative d’assassinat de personnalités politiques, lieux de cultes juifs et musulmans pris pour cibles, la liste est longue. Même si ces actions restent de niche, elles témoignent d’une volonté de passer à l’action et peuvent encourager des actes isolés. Bien évidemment, il ne s’agit pas de faire l’amalgame entre ces groupuscules et le parti du Rassemblement National mais bien de montrer la montée en puissance de cette idéologie dans un climat politique tendu. Surtout, ces mouvances variées s’appuient toutes sur la vieille rengaine identitaire : complotisme, virilisme, haine des communautés musulmanes, identité et histoire nationale glorifiée. À la manière du Choc des Civilisations de Hungtington, l’extrême droite française s’appuie plus ou moins, et à différentes échelles, sur une civilisation européenne blanche devant s’opposer à la civilisation musulmane, et le parti du Rassemblement National quoiqu’ayant modernisé son discours n’y fait pas exception. En banalisant et en réutilisant ces discours stigmatisants, en divisant autour du sujet de l’islam, le gouvernement en place ne fait qu’accentuer une prolifération de cette idéologie et des actes violents qui l’accompagnent. En tentant de prendre des voix au RN, LREM ne fait qu’en perdre et accentuer une division forte du pays.
Faire barrage au RN par une assimilation de son discours : le défi de la droite libérale
La politique du « en même temps » du Président de la République est désormais bien connue, en s’étant placé en 2017 comme n’étant « ni de droite ni de gauche » Emmanuel Macron se posait en alternative fringante et moderne à la politique poussiéreuse de l’oscillation gauche/droite : entre une politique économique ultra-libérale et un agenda social quelque peu prometteur, le Chef de l’État souhaitait montrer l’efficacité de son « en même temps » mais nous ne pensions pas qu’il irait jusque là…
Après la crise des Gilets jaunes en 2018, la Macronie a opéré un virage sécuritaire intense et a su montrer au grand jour un autoritarisme assumé. En nommant le controversé Gérald Darmanin (actuellement témoin assisté dans une enquête le compromettant pour viol, harcèlement sexuel et abus de confiance) au ministère de l’intérieur, le Président de la République avait tapé fort, mais c’est à partir d’octobre dernier que le tournant drastique s’opère : l’assassinat de Samuel Paty, professeur d’histoire dans un collège des Yvelines, par Abdoullakh Anzorov, citoyen russe d’origine tchétchène et fiché S, remue le monde politique et médiatique. En réponse à cette atrocité, le gouvernement présente devant le Parlement un projet de loi « Séparatismes » achevant de stigmatiser la communauté musulmane ; en faisant de la problématique sécuritaire un enjeu régalien, le parti de la majorité engage un virement identitaire. En surfant sur la vague sécuritaire, le gouvernement achève de brouiller les pistes et préfère diviser plutôt que réparer. L’extrême droite sous l’égide du Rassemblement National profite de l’événement pour opérer une stigmatisation violente de l’islam dont les fidèles finissent par être amalgamés aux terroristes, une vieille rengaine…
En récupérant les sujets de prédilection de la droite nationaliste, le gouvernement ne banalise pas seulement cette idéologie, il aggrave le problème et ne le règle aucunement. En se targuant de vouloir résoudre le communautarisme et la délinquance dans les banlieues, toute la classe politique française déporte et oublie l’enjeu : c’est en excluant et en faisant un rapprochement rapide et absurde entre musulmans et terrorisme que le gouvernement ne fait qu’accentuer cette division. Le problème n’est pas une religion ou même une communauté mais bien une République et une classe politique qui ont oublié toute une partie de la population. Le problème n’est pas « l’ensauvagement » des banlieues comme le répète le Ministre de l’Intérieur mais une absence de politiques économiques et sociales visant ces quartiers et ces populations, le problème c’est la fuite des services publics et de la République qui ont abandonné cette partie du pays. Ce n’est pas en divisant et en discriminant, ce n’est pas par la peur et la haine qu’on soigne l’exclusion. Les responsables politiques de la gauche à l’extrême droite ont préféré satisfaire une politique libérale creusant davantage les inégalités et rentrer dans le jeu du Rassemblement National plutôt que de venir en aide à des populations toujours plus précaires. La gauche sociale qui, par ses valeurs et ses principes, serait le rempart idéal aux idées nationalistes et haineuses a préféré se terrer dans des querelles de pouvoir. Cette même gauche préfère valider l’injustice plutôt que de la combattre et l’exemple est flagrant : dans un climat de violences policières et de remise en question de cette institution, la classe politique de Fabien Roussel (Secrétaire Général du PCF) à Jordan Bardella (candidat RN à la région Île-de-France) a fait le choix de défiler unis avec les policier·ères. La gauche incarnée par le Parti communiste et Europe Écologie les Verts préfère défiler dans les rues parisiennes avec Eric Zemmour plutôt que de dénoncer l’impunité policière qui sévit dans les banlieues. Que des représentant·es de la gauche se pavanent avec les représentant·es de la xénophobie et de la haine raciale, c’est une aberration, mais c’est surtout un bras d’honneur à toute une population, un bras d’honneur à des valeurs que cette gauche a malheureusement oubliées.
Une gauche sociale, coupable et impuissante
Où est la gauche ? La gauche de Blum, de Jaurès, de Guesde ? Où est la gauche du Front Populaire ? Cette gauche défendant les travailleur·euses, les opprimé·es ; cette gauche qui a combattu l’antisémitisme et qui connaissait ses ennemi·es ?
Depuis 40 ans et le tournant de la rigueur de Mitterrand, gauche et droite se sont confondues dans un programme économique proche : désormais, il ne s’agit plus de restreindre la finance et d’apporter une sécurité aux travailleur·euses mais de délocaliser, de fermer des sites pour satisfaire la loi de la concurrence et puis licencier, toujours plus. C’est en abandonnant le combat pour une justice sociale, pour une économie égalitaire et régulée que la gauche a perdu ses valeurs et s’est perdue elle-même. La gauche au pouvoir a préféré satisfaire les intérêts de la finance et mener une politique sécuritaire plutôt que de se poser en rempart à l’idéologie nationaliste en expansion.
Il ne s’agit pas seulement d’empêcher par un vote inutile l’arrivée au pouvoir de ces thèses dangereuses mais bien de proposer une alternative pérenne contre ce danger
En effet, la politique économique menée de front par la gauche et la droite a poussé l’extrême droite aux portes du pouvoir. Le Front National a vu une brèche, il s’est posé en alternative pour tous les déçus de la gauche et de la droite, cette classe moyenne blanche des zones périurbaines qui ne se retrouvait plus dans le programme du Parti socialiste. En remettant le problème sur l’immigration, Marine le Pen a su rassurer cette population désabusée et c’est en cela que la gauche a perdu. Le problème n’est bien évidemment pas l’immigration mais bien un système économique et une classe politique déconnectée des réalités : une personne issue de l’immigration habitant dans une cité de Seine-Saint-Denis et faisant des ménages dans la capitale pour subvenir aux besoins de sa famille est autant délaissée par la République que ce quinquagénaire, ouvrier chez Peugeot qui se retrouve licencié. La gauche en oubliant ses querelles internes et en recouvrant les valeurs de partage, d’égalité et de justice ferait tomber l’extrême droite.
La solution n’est, dès lors, pas une guerre interraciale mais bien la prise de conscience que la lutte des classes existe bel et bien. La solution ce n’est pas l’exclusion mais la considération des laissé·es pour compte. En attendant, pendant que la gauche médiatique se désagrège un peu plus, la jeunesse et les citoyen·nes s’attellent à la tâche de faire barrage à l’extrême droite. La lutte contre l’extrême droite ne s’est pas arrêtée en 1945 et elle doit continuer. Mais quelle forme doit prendre cette lutte ? Doit-elle s’articuler avec un vote barrage en 2022 ? Voter pour le président sortant (dans l’hypothèse où il se représenterait) fera avancer la lutte contre le RN et sa haine, ou bien cela ne fera que reporter sa victoire à cinq ans ? Il ne s’agit pas seulement d’empêcher par un vote inutile l’arrivée au pouvoir de ces thèses dangereuses mais bien de proposer une alternative pérenne contre ce danger. Cette alternative doit être économique et sociale, et elle se doit surtout d’être humaniste contre une pensée qui a causé un des plus grands drames de notre humanité. Le camp des humanistes ne peut être une classe récupérant à profit des idées nationalistes et racistes, je l’attends donc ce camp humaniste proposant une politique sociale, radicale et oserais-je même dire révolutionnaire.