L’éternel débat entre famille et société
Par Lou Abadie
Illustration : @lesmondesdelumi (Instagram)
Publié le 5 février 2021
Le projet de loi relatif à la bioéthique élargissant l’accès à la PMA aux couples de femmes ainsi qu’aux femmes seules a été rejeté par le Sénat en deuxième lecture le 2 février 2021.
Ce texte, qui constitue une reconnaissance juridique de la pluralité des modèles familiaux existant de nos jours, est fustigé par une opposition virulente concentrée principalement au sein de la Manif pour tous. Derrière un nom faussement rassembleur, ce collectif entend défendre à tout prix la famille en tant qu’institution établie et figée, œuvrant prétendument dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Ce groupe s’oppose ainsi au mariage pour tou·te·s de même qu’à l’ouverture de la PMA, qu’il associe tous deux à l’anéantissement d’une procréation et d’un modèle familial qui seraient naturels. Ce que la Manif pour tous entend par « naturel » est incarné dans son logo : y est en outre représenté l’archétype de la famille nucléaire, à savoir un père, une mère, un fils et une fille. Mais existe-il seulement une nature humaine, et la famille n’est-elle pas plutôt une entité souple, plurielle, en perpétuelle mutation ? La PMA pour toutes, en ce qu’elle cristallise des enjeux sociaux, éthiques, historiques et juridiques, est perçue comme une rupture sociétale majeure. Elle s’avère cependant être en fait une des multiples expressions d’un renversement des mentalités appartenant à une temporalité beaucoup plus longue, en plus d’être une absolue nécessité dans la société qui est la nôtre.
PMA et mythe de la nature humaine
Contre-nature. Une expression qui a un arrière-goût de damnation. Est contre nature l’union de deux individus de même sexe. Est contre-nature la famille homoparentale, a fortiori si les enfants sont issus d’une PMA. Est contre-nature la femme seule qui a recours à cette même technique. Court à son malheur la société qui tolère et rend possible de tels comportements. Mais pour qu’une chose soit contre-nature, il faut avant tout qu’il y ait nature. Où donc se cache cette dernière ? Quelle essence universelle, commune à tous les individus, ferait l’unité de notre espèce ? Pour mieux comprendre ce qui caractérise l’être humain, partons du mythe de Prométhée et Epiméthée. Les dieux ordonnent à deux frères de répartir entre les différentes espèces des qualités, telles que la vitesse, la possession de griffes ou encore de plumes. Epiméthée se charge de cette tâche, mais une fois parvenu à l’Homme il prend conscience qu’il ne lui reste plus de qualités à attribuer. L’humain se retrouvant terriblement vulnérable, Prométhée prend la décision de voler pour lui le feu des dieux, le dotant ainsi de la technique. Ce qu’illustre ce mythe, c’est que la nature de l’Homme réside paradoxalement en son absence de nature.
L’éthique suppose une réflexion continue, en relation avec les mœurs et les aspirations de la société à un moment donné
L’Homme se caractérise par le fait qu’il est originellement indéterminé et qu’il est un être de culture. Il se construit lui-même. Sa faiblesse initiale le conduit par ailleurs à vivre en société ; ses choix et son identité sont aussi le fruit de représentations collectives, contingentes, et particulières. En effet, il n’y a pas d’universalité chez l’être humain. Il peut être tentant pour trouver un élément naturel, et donc commun à toute notre espèce, de se pencher vers ce qui en nous évoque l’animal. La reproduction, charnelle et ancestrale, semble correspondre à l’objet de notre quête. On dégaine notre loupe ; et là, sous nos yeux, on tombe de nouveau sur un tableau imprégné de culture. Le fait de désirer ou non une progéniture, le nombre d’enfants souhaités, l’âge auquel on donne la vie, les modalités de l’accouchement, et même le caractère plus ou moins strict de la notion d’inceste sont autant d’exemples d’une procréation fille des représentations sociales. Si on ne peut trouver de naturel en l’acte reproductif, de quel côté donc se tourner ? Il nous faut tout simplement renoncer. La famille se retrouve amputée de son caractère universel.
L’on pourrait objecter que soutenir qu’il n’y a pas de nature humaine, c’est cautionner une société sans valeurs, où les pires dérives seraient possibles. Ce n’est absolument pas le cas. Si les notions de bien et de mal disparaissent, l’éthique à quant à elle vocation à occuper une place croissante. Celle-ci se différencie de la morale en ce qu’elle poursuit « une vie bonne » (Paul Ricoeur), et ne prescrit pas d’interdictions ou d’obligations. L’éthique suppose une réflexion continue, en relation avec les mœurs et les aspirations de la société à un moment donné. Il s’agit de tenter d’améliorer le quotidien de l’ensemble des individus. L’urgente nécessité de placer au cœur des réflexions sociétales une éthique basée sur le débat s’illustre au travers des conséquences du rejet frontal de toute réflexion autour de la gestation pour autrui (GPA). En effet, en condamnant d’emblée cette technique, la France, au lieu de réfléchir aux moyens de l’encadrer selon ses valeurs, ferme les yeux sur son existence même, ce qui produit par exemple des situations où les droits de l’enfant ne sont pas garantis. Pour résumer, il n’y a pas de modèle familial naturel car l’être humain est indéterminé et la réflexion éthique est ce qui peut guider la perpétuelle mutation de nos sociétés.
Modèles familiaux en mutation et généralisation de l’enfant désiré
Nombreuses sont les sociétés où la primauté n’est pas donnée aux liens génétiques. Ainsi, dans les sociétés matrilocales (dans lesquelles le lieu de résidence du couple est fixé par la femme) , l’époux de la mère ne s’investit pas dans l’éducation de ses enfants, mais joue un rôle dans celle de ses nièces et neveux. Dans l’Antiquité romaine, la filiation était souvent choisie, au travers de l’adoption. Les liens qui unissent une famille sont donc à géométrie variable selon les lieux et les époques. Notre modèle dominant, celui de la famille nucléaire composée de parents de sexe opposés et liés génétiquement à leurs enfants n’est lui-même qu’un modèle appartenant à une époque donnée, succédant à d’autres types d’organisation familiale et tendant aujourd’hui à être dépassé.
En effet, historiquement la famille était sous l’Ancien Régime une grande organisation hiérarchisée. Le couple n’était pas au centre de celle-ci ; le mariage représentait une opportunité d’élargir la famille, et non pas d’en fonder une. C’est avec la révolution industrielle que ce modèle a été profondément remis en question. Ainsi, les ouvriers qui quittaient leur domicile pour s’installer à proximité d’une manufacture se trouvaient en position de commencer une autre vie, loin de leur famille, et d’à leur tour en fonder une. De cette façon se développa peu à peu le modèle nucléaire.
La différence ne se situe pas dans la présence ou non d’une pathologie, mais bien dans la composition du couple demandeur
Pour comprendre en quoi l’ouverture de la PMA à toutes les femmes s’impose aujourd’hui, il est nécessaire de s’intéresser à l’évolution des droits des homosexuel.le.s ainsi que des femmes, de même qu’à la mutation de la place de l’enfant. En 1982, l’abaissement à 15 ans de la majorité sexuelle pour les personnes ayant des relations homosexuelles pose les bases d’un édifice juridique tolérant les sexualités autres que celles entre un homme et une femme. L’ouverture du Pacs entre personnes de même sexe en 1999 puis le mariage pour tou·te·s en 2013 offre la possibilité de vivre en tant que citoyen son orientation sexuelle. Parallèlement à cela, la place de l’enfant connaît des bouleversements majeurs. Initialement, la progéniture avait pour vocation d’assurer la continuité de la famille dans les classes supérieures, tandis qu’elle était une force de travail supplémentaire appréciable dans les classes inférieures. Avec l’abolition de la noblesse, le développement de la famille nucléaire, la démocratisation de l’enseignement, l’abolition du travail infantile et le contrôle des naissances rendu possible par la contraception et l’IVG, l’enfant est devenu un objet de désir, et n’est plus une valeur ajoutée ni une charge décriée. L’enfant est ainsi de nos jours un projet. Il est conçu généralement lorsque le couple a un emploi stable, un logement, et est prêt à accueillir une progéniture.
Alors que les couples homosexuels de même que les femmes seules peuvent de nos jours vivre leurs identités et choix de vie dans un cadre légal, ils sont désormais en capacité de revendiquer, à l’instar des couples hétérosexuels, leur désir d’enfant. L’argument selon lequel la PMA a une visée purement médicale chez les couples hétérosexuels tandis que son ouverture à toutes les femmes viendrait répondre à un désir d’enfant, qui serait répréhensible, ne tient plus. Le désir d’enfant est devenu la norme. Par ailleurs, l’exemple du refus de PMA à un couple de femmes alors que l’une d’elles souffrait d’infertilité montre que la différence ne se situe pas dans la présence ou non d’une pathologie, mais bien dans la composition du couple demandeur ; voir à ce propos l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, Charron et Merle c. France , 8 février 2018. Alors que la famille se caractérise par la variété des liens qui unissent ses membres, et que l’évolution actuelle de celle-ci tend à ce que soit dépassé le modèle nucléaire, le droit doit nécessairement s’adapter afin de ne pas être dans un absurde décalage avec la société qu’il régit.
La quête d’une harmonie entre individu, droit et État
Au travers des réflexions qui entourent le projet de loi ouvrant la PMA à toutes les femmes, c’est la relation entre l’individu, le droit et l’État qui est questionnée. En effet, la famille est intrinsèquement ambivalente ; elle est le lieu de l’intime, du privé. Elle est un espace de liberté. Mais elle est aussi profondément liée à la société, étant donné que c’est en celle-ci que se construit l’individu, qu’il interagit socialement en tout premier lieu. L’État a aussi un rôle à jouer dans la famille ; il assure le développement et le bon fonctionnement de cette institution. Cela est érigé en principe constitutionnel : « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » (article 10 du préambule de la Constitution de 1946). Il est néanmoins possible de se demander quelles sont les limites qu’il faut poser à l’ingérence du droit dans la famille. Traditionnellement, il était attribué au législateur un rôle conservateur. Il semblait qu’il lui appartenait de maintenir les structures traditionnelles de la famille, en interdisant par exemple le divorce, puis en n’acceptant celui-ci que pour faute ou encore en ne permettant pas le mariage de personnes de même sexe. Néanmoins, cette vision est problématique en deux sens dans notre société actuelle. Tout d’abord, dans un État libéral, il est difficilement acceptable que le droit soit utilisé dans le but de concrétiser une idée morale, et qu’il ne se limite pas à organiser la vie en société en assurant la protection des individus. Par ailleurs, l’effectivité même d’un droit de la famille conservateur est contestable. En effet, en ne prenant en compte qu’un type de structure familiale, il nie les diversités qui existent et rend possible l’existence d’une véritable zone de non-droit.
Le droit nie ces structures, et l’enfant se trouve dans un flou juridique entre le moment de sa naissance et celui de son adoption
Une loi comme celle portant sur la PMA n’a pas vocation à imposer un modèle familial, mais à ouvrir un choix. Ce projet de loi consiste plus à arrêter d’interdire qu’à autoriser ; il s’agit de renoncer à une vision dépassée d’un état discriminant, conservateur et moraliste, et à aller vers une vision pratique de la législation, qui tend à régir du mieux possible des situations particulières. Le projet de loi bioéthique permettra ainsi de défendre les droits tant des parents que des enfants, malgré la thèse inverse qui a souvent été portée par ses détracteurs.
Ainsi, l’ouverture de la PMA à toutes les femmes ne consacre pas un droit à l’enfant en niant les droits de l’enfant. Elle permet au contraire d’assurer une protection juridique à ceux-ci. En effet, alors que pour l’instant la loi interdit aux couples de femmes de recourir à la PMA, il existe malgré tout de nombreuses familles homoparentales qui se sont fondées via cette technique à l’étranger. Le droit nie ces structures, et l’enfant se trouve dans un flou juridique entre le moment de sa naissance et celui de son adoption – si elle est acceptée – par la conjointe de la mère. Par ailleurs, le projet de loi consacre un accès aux origines, ce qui permet de faire exister une famille qui assume en droit la réalité de sa conception, et qui n’est pas contrainte de se réduire à être une imitation de seconde main de la famille hétérosexuelle et nucléaire. Cela est un vecteur d’acceptation et de reconnaissance de ce modèle familial dans la société. L’ouverture de la PMA à toutes les femmes est donc une nécessité pour assurer la protection de tous les individus, et rompre avec un État discriminant. Cependant, le projet de loi reste imparfait : il interdit l’accès à la PMA pour les hommes transgenres qui sont biologiquement en capacité de porter un enfant. Le chemin est encore long avant que les droits de tou·te·s soient reconnus, et qu’une véritable égalité, tant en fait que dans la loi, soit consacrée.
Article très pertinent, sujet réfléchit et engagé avec de bonnes références.
Une belle plume au service de cette PMA pour tous.