Robben Island ou la question du patrimoine sombre

Par Claire Boyer
Illustration : Anna Boitel
Publié le 17 février 2022

Fin décembre, la presse britannique annonce la prochaine vente aux enchères de la clé de la cellule de Robben Island, où avait été enfermé Nelson Mandela, icône de la lutte anti-apartheid. La polémique est lancée.

La clé de la cellule, longtemps conservée par l’ancien geôlier et proche de Nelson Mandela, aurait été confiée à la maison d’enchères new-yorkaise Guernsey’s, notamment, dans l’objectif de financer un jardin commémoratif, dans le village où est enterré l’ancien président sud-africain. Prévue initialement pour le 28 janvier, la vente n’aura finalement pas lieu, grâce à l’intervention du ministre de la Culture, Nathi Mthethwa, qui a rappelé l’importance patrimoniale de l’objet. Il travaille à son rapatriement et son intégration aux archives nationales.

Cette récente controverse caractérise bien les enjeux cristallisés autour de Robben Island, la célèbre île d’un peu plus de 5 km2, au large du Cap. Cela vient interroger une facette particulière de la notion de patrimoine, celle que l’on peut qualifier de « patrimoine sombre ». Pensez-y : évoquer l’idée de « patrimoine », c’est souvent faire référence à des éléments typiques d’une culture, reflets d’une identité, et surtout vecteurs d’une certaine fierté nationale. Lié à l’héritage, le patrimoine touche à l’affect, car il constitue ce qu’une famille, un pays souhaite transmettre aux générations futures. En 1999, c’est cependant le site de Robben Island, espace « maudit », indissociablement lié, dans l’imaginaire collectif, à la violence de l’apartheid, que l’Afrique du Sud choisit d’inscrire au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Pourquoi ? Pourquoi faire d’un espace de souffrance un objet patrimonial, et quelles problématiques, notamment dans sa gestion, soulève ce caractère « sombre » ?

Du vestige au symbole : la construction de Robben Island en tant que patrimoine

Il n’est d’abord pas anodin de rappeler que Robben Island est un lieu qui a toujours été associé à la souffrance. Répertoriée pour la première fois au XVe siècle, Robben Island a en effet successivement, ou simultanément, accueilli des prisons de droit commun ou militaires, mais aussi une léproserie et un hôpital psychiatrique, ainsi qu’une base militaire. Ce n’est que dans les années 60, que sera aménagé ce pour quoi l’on connaît Robben Island : la prison de haute sécurité pour les détenu·es politiques, opposé·es au régime de l’apartheid. Mais, depuis son premier contact avec les humains, l’île est un espace associé à la mort, la maladie, l’isolement et la privation de liberté.

Dès l’abolition de l’apartheid (1991) se pose ainsi la question : que faire de ce lieu fortement connoté ? La création en 1995 d’un Comité pour l’avenir de Robben Island amène très vite, (après avoir d’abord envisagé de transformer l’île en base de loisirs avec casinos) la décision de conserver les traces et les aspects sombres de Robben Island. L’île entière – et non pas seulement la prison – devient un musée national, après avoir définitivement cessé ses fonctions pénitentiaires en 1996. Elle est ensuite inscrite à l’UNESCO, sous deux critères : d’abord comme « témoignage des heures sombres de son histoire », appuyant sur sa valeur historique (notamment face à toute tentative de négationnisme), et ensuite en tant que « symbole du triomphe de l’esprit humain sur l’oppression », c’est-à-dire, la valeur mémorielle et symbolique. C’est bien le passage d’un lieu matériel, physique, à un espace symbolique et mémoriel à une double échelle : nationale d’abord (le symbole de la défaite de l’apartheid), internationale ensuite, à travers la transmission de valeurs de résistance et de résilience.

On estime que le tourisme à Robben Island génère environ 250 millions d’euros par an

La conservation et l’ouverture au public nécessite obligatoirement une réflexion sur la médiation : comment dire l’indicible ? Quels sentiments, quel message doit-on retirer d’une visite à Robben Island ? Comme évoqué, l’Afrique du Sud a fait le choix d’une médiation fortement axée sur l’affect, avec un discours de résilience et d’espoir. L’espace est adapté en conséquence, avec l’instauration de structures muséales, et des installations audiovisuelles, avec des photographies d’époque, l’organisation d’un tour de l’île en car et surtout, la visite du pénitencier auprès d’anciens détenus, plutôt que par des guides pénitenciers.

D’après les chiffres de 2020, l’île accueille depuis, en moyenne, 350 000 visiteur·euses par an, avec parfois jusqu’à 2 500 par jour, en haute saison. Robben Island est ainsi devenu un haut-lieu du tourisme sud-africain, posant la question : à quel prix ?

Dérives mémorielles et dark tourism

Robben Island ou Nelson Mandela ? Malheureusement, l’île n’échappe pas à une forme d’instrumentalisation politique. La création très rapide du musée est indissociable du contexte politique d’une Afrique du Sud, en pleine transition démocratique, après la chute de l’apartheid, où l’enjeu, parallèlement à la mise en place de la Commission Vérité et Réconciliation, est avant tout de ressouder la nation arc-en-ciel. Le revers est d’amener à un discours de l’île « officiel », centré sur la lutte anti-apartheid et principalement la figure de Nelson Mandela (on parle même de « mandelarisation » en anglais). Cela tend à faire oublier les autres fonctions de l’île et les vécus multiples des autres détenus. En 2014, l’homme politique controversé Julius Malema, dénonce cette instrumentalisation de la mémoire de Robben Island et de la lutte anti-apartheid. Par la phrase ironique « Nous ne pouvons pas manger Robben Island, nous ne pouvons pas manger l’exil », il critique, notamment, le programme politique de l’ANC[1], perçu comme trop tourné vers le passé. Depuis, plusieurs initiatives, pour mettre à l’honneur l’ensemble du passé de l’île, ont été prises, avec un succès encore relatif.

Simultanément, un autre problème se pose, celui de l’instrumentalisation économique : comment concilier besoins de financement, activité touristique et respect dû à la douleur du lieu ? On estime que le tourisme à Robben Island génère environ 250 millions d’euros par an. En 2018, une enquête pour corruption entraîne la démission de membres du conseil d’administration et, la même année, la fondation SleepOut propose de mettre aux enchères une nuitée dans la cellule de Nelson Mandela (la mise de départ s’élevant à 250 000 dollars). L’ensemble pousse le journal L’Express à titrer un de ses articles « Robben Island, machine à cash ? ». La récente affaire autour de vente de la clé, de la cellule de Mandela prouve que cette question est encore d’actualité.

Ces scandales amènent à une dernière notion essentielle, celle du dark tourism, ou tourisme sombre. Cette notion, théorisée dans les années 90, désigne le fait de visiter des sites associés à la mort, la souffrance ou le macabre. De plus en plus populaire, alors même que les évènements associés s’éloignent dans le temps, ce type de tourisme a de quoi interroger : où finit le tourisme mémoriel et où commence le voyeurisme macabre, la fascination provoquée par une offre atypique proposant le « grand frisson » ?

Ainsi, la refonte d’un espace de punition et de souffrance tel que Robben Island, en produit aussi bien patrimonial, que touristique, soulève bien des questions éthiques, notamment sur la marchandisation de la douleur. Néanmoins, le pire serait encore de fermer  au public ces vestiges essentiels : car, si les efforts d’interprétation sont toujours délicats, ils ont le mérite d’introduire une réflexion sur le passé.

Sources principales
http://hwhc.unesco.org/fr/list/916/ttps:// Page de l’UNESCO (présentation de Robben Island, missions d’expertise, dossiers de candidature et d’inscription)
« Dark tourism ou tourisme mémoriel symbolique ? Les ressorts d’un succès en terre arc-en-ciel » par Fabrice Folio, revue Théoros
http://www.formation-exposition-musee.fr/l-art-de-muser/1301-le-tourisme-noir-une-desolation, « Le tourisme noir, une désolation ? »
https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/robben-island-l-ex-bagne-de-mandela-cette-machine-a-cash_2116970.html  « Robben Island : l’ex-bagne de Mandela, cette machine à cash » par Caroline Dumay, L’Express
https://www.courrierinternational.com/article/patrimoine-la-cle-de-la-cellule-de-nelson-mandela-ne-sera-pas-mise-aux-encheres


[1]Congrès National Africain/ African American Congress : parti politique sud-africain créé en 1912 dont était membre Nelson Mandela. Déclaré hors-la-loi sous l’apartheid, il est de nouveau légalisé en 1990.

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